Budget

Dans la ligne du juste milieu

Ce qui a marqué la saison 1979-1980, en matière budgétaire, c'est le contraste pittoresque (ou affligeant) entre les péripéties politiques et le fond des choses. La vie parlementaire a été agitée par une fronde sans précédent sous ce régime : pour la première fois depuis le début de la Ve République, l'Assemblée nationale a repoussé les recettes du projet de loi de finances soumis par le gouvernement, puis est passée à l'examen des dépenses. Employant la manière forte, le Premier ministre a alors réussi à faire voter l'ensemble des textes. Mais le Conseil constitutionnel a déclaré cette procédure inconstitutionnelle et a annulé l'ensemble du budget ! Le pays a ainsi commencé l'année 1980 sans loi de finances. Aussi le président de la République a-t-il dû convoquer le Parlement en session extraordinaire pour revoter mais dans le bon ordre, cette fois, le projet gouvernemental.

Appréciée sur le fond, cette agitation paraît assez factice. En effet, pas plus les 2 milliards de F d'économies réclamées forfaitairement par le RPR que les propositions sans contenu concret des partis de l'opposition n'avaient de chances de refaçonner un budget terne, gris, typique de la nouvelle ère de croissance ralentie. La loi de finances pour 1980 subit la crise imposée de l'extérieur, tout en essayant d'élargir un peu la marge de manœuvre du gouvernement pour faire face aux aléas... On peut faire de nécessité vertu, et Maurice Papon, ministre du Budget, n'a pas craint d'affirmer en présentant son projet à la rentrée 1979 : « C'est la politique du juste milieu. »

Devant le doublement des prix du pétrole intervenu au cours de 1979, la ligne retenue tente de passer entre les deux écueils qui résultent de ce choc, l'inflation et la déflation, et refuse donc aussi bien le « scénario de la relance » que le « scénario d'un rigoureux équilibre » : pas de stimulation qui compenserait comme en 1975 l'effet déflationniste du prélèvement pétrolier, mais tout de même acceptation d'un déficit qu'on s'efforce de limiter en restreignant les dépenses. « Entre les facilités perverses d'une politique d'inflation et les rigueurs insupportables d'un budget de déflation, conclut M. Papon, il y a place pour un déficit délibérément mesuré en vue de soutenir l'activité du pays. »

L'année 1979 a montré combien la voie était étroite pour gérer sainement des économies confrontées à la crise. L'exemple est d'autant plus probant que 1979 a bénéficié d'une croissance assez forte (3,4 % du PIB, en volume) ; cette reprise avait d'ailleurs été prévue, mais l'économie a sécrété des recettes encore supérieures aux prévisions, grâce, il faut bien le dire, à une hausse des prix elle-même largement en excès du chiffre prévu, à cause du renchérissement pétrolier (+ 10,8 % au lieu de 9 %, en moyenne annuelle 1979). Quant aux dépenses courantes, il semble que leur évolution ait été largement maîtrisée, puisque le gouvernement n'a pas eu à présenter de « collectif » au printemps.

Chiffres records

Et pourtant, en fin d'année, une très lourde loi de finances rectificative a porté le déficit initialement prévu de 15,1 milliards à 34,8 milliards ! L'« impasse » finale de 1979 sera encore plus élevée si l'on en croit M. Papon lui-même, qui a déclaré en mars 1980 qu'elle s'élèverait à 37,5 milliards. C'est presque autant que les 38,2 milliards de déficit enregistrés dans la loi de règlement de 1978. Ce sont des chiffres records depuis l'année du grand déficit de 1975 (– 37,8, soit 2,6 % du PIB, contre 2,1 %, précédent record, en 1962). L'année 1974 s'était soldée par un excédent (+ 5,8 milliards) et les deux années 1976 et 1977, par des déficits (– 17,2 et – 19,5 milliards respectivement).

Comment s'explique le paradoxe de la coexistence d'une bonne année de croissance et d'un déficit record ? Certes, le dérapage est moins impressionnant qu'en 1978, où, des 8,9 milliards initialement prévus aux 38,2 réalisés, le déficit a plus que quadruplé. En 1979, il a plus que doublé. Ce glissement, qui reste considérable, résulte d'événements exceptionnels rencontrés en cours d'année. Le lourd collectif de fin 1979, qui comporte 19,7 milliards de charges supplémentaires (nettes), en porte la double marque, économique et sociale, dont l'origine se trouve dans la restructuration de l'économie imposée par la crise : il s'agit d'abord du règlement du problème de la sidérurgie lorraine et du déblocage d'autres dossiers du Fonds spécial d'adaptation industrielle ; il s'agit ensuite de la participation de l'État à l'indemnisation du chômage, des mesures décidées le 29 août 1979 en faveur des personnes âgées et des familles de condition modeste et de la contribution au redressement de la Sécurité sociale, sans oublier les concours habituels aux entreprises publiques. Voilà pourquoi, en dépit d'un incontestable effort d'économies sur les dépenses de fonctionnement (le pouvoir d'achat des fonctionnaires a été stabilisé), le déficit d'exécution du budget de 1979 a été aussi élevé. Ainsi se résume l'année budgétaire 1979 : une amélioration de la gestion courante, mais qui n'a pu effacer les stigmates de la crise.

Ligne grise

Comme la crise s'est installée pour longtemps dans nos économies et que, pour s'en sortir, celles-ci intensifient leur restructuration, d'autres incidents de parcours sont possibles. Cela ne facilite pas la prévision pour 1980... Mais, sauf aléa majeur qui bouleverserait son exécution, la loi de finances pour 1980 se situe bien dans la ligne grise, baptisée « du juste milieu ». Pour élargir tant que faire se peut une marge de manœuvre fort limitée, le gouvernement entend d'abord étendre sa maîtrise des dépenses de fonctionnement. Dès mars 1979 (Journal de l'année 1978-79), Raymond Barre adressait à ses ministres une lettre où il leur demandait « un effort vigoureux de freinage de la dépense publique ». « Il faut réduire le train de vie de l'État », renchérissait M. Papon en mai. De fait, les subventions aux entreprises publiques ont été stabilisées en volume, de même que les traitements des fonctionnaires ; quant aux autres dépenses de fonctionnement, elles ont été plafonnées en valeur (ce qui implique une baisse en volume)... En février 1980, dans une nouvelle lettre, le Premier ministre a renouvelé les mêmes consignes pour le budget de 1981, demandant en outre que les crédits d'équipement soient réduits de 20 % ! Cette volonté d'austérité rend quelque peu dérisoire la querelle parlementaire cherchée au gouvernement par le RPR sur le « train de vie de l'État ».

Réalisme

Par rapport aux budgets antérieurs, un effort de réalisme a aussi été entrepris, tendant à incorporer les mesures de remise à flot qui grossissaient traditionnellement les collectifs en cours d'année, en particulier les massives interventions économiques et sociales. Moyennant quoi, la loi de finances pour 1980 a été votée avec un déficit de 31 milliards — le double du déficit initial de 1979. Du coup, aucune loi rectificative ne devait être votée à la session de printemps du Parlement et l'exécution en fin d'année devait s'approcher des chiffres réalisés en 1978 et 1979, c'est-à-dire rester inférieure à 40 milliards de F. Cette stabilisation du déficit en valeur absolue a pour conséquence une légère décroissance de sa part relative dans une production qui reste croissante : 1,9 % en 1978, 1,8 % en 1979, 1,5 % en 1980 — pourcentage qui est le plus faible des grands pays. Contrairement aux affirmations officielles, l'effet entraînant du budget sur l'activité est donc discutable : son influence sur la conjoncture apparaît plutôt restrictive, neutre au mieux. Il en irait bien sûr autrement en cas de relance justifiée par une brutale récession, dans la seconde moitié de 1980 : mais ces deux éventualités sont l'une comme l'autre peu probables — même si « quelques gestes » sont décidés dans la perspective des élections présidentielles. Bref, on ne voit pas comment M. Papon a pu résumer la « physionomie du budget » en deux traits, dont l'un était le « dynamisme par le soutien de l'activité économique ». L'autre caractéristique résidait, selon le ministre du Budget, dans la « solidarité par les choix exercés en matière de recettes comme de dépenses ».

Prudence fiscale

En ce qui concerne les recettes, la progression d'ensemble est de 11,4 % (pour les recettes définitives), contre 11,8 % prévus pour le PIB marchand en valeur. La pression fiscale (c'est-à-dire le rapport des impôts au PIB total) doit donc se stabiliser au niveau de 23,6 %, soit à peine plus qu'il y a dix ans ; en fait, la pression fiscale d'État a même eu tendance à diminuer (– 1 point sur la période), mais la part des collectivités locales s'est accrue davantage. Si le poids des contributions obligatoires donne l'impression de s'être beaucoup alourdi, c'est essentiellement à cause de l'augmentation des cotisations sociales, dont la part dans le PIB est passée de 12,9 % en 1970 à 18 % en 1980. Au total, donc, le prélèvement sur la richesse nationale doit s'élever à 41,6 % du PIB en 1980, contre 35,6 % en 1970.