De son côté, Serge Moscovici s'est employé à établir une Psychologie des minorités actives (PUF). Malgré le poids énorme du consensus, des individus ou des groupes surgissent, capables de résister, de « créer de nouvelles façons de percevoir le monde, de s'habiller, de vivre et d'amener d'autres personnes à les accepter ». Et il serait fructueux, estime Moscovici, de mieux connaître ces acteurs sociaux jugés déviants mais dont l'influence se révèle décisive dans l'innovation politique, philosophique ou artistique.

Nouvelle histoire

À la croisée de l'histoire et des sciences sociales, l'année aura été marquée par la publication d'une somme, en trois volumes, de Fernand Braudel : Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle (Armand Colin). Ouvrage de référence s'il en fut, éblouissant par sa culture, par la manière dont les connaissances sont synthétisées et, qui plus est, bien écrit. Démontrant magistralement la fécondité de la « nouvelle histoire », Braudel a construit un édifice à trois étages : au premier palier, Les structures du quotidien, cette « zone épaisse, au ras du sol » des objets familiers, des outils, des nourritures, des techniques, ce monde du troc et de l'infra-économie ; au second palier, Les jeux de l'échange, l'activité des marchands, des foires et des bourses, l'organisation du capitalisme naissant ; enfin, au troisième palier, Le temps du monde, les grands flux internationaux, les règnes de Venise ou d'Amsterdam, puis de la France et surtout de l'Angleterre.

Selon quelle trame ces données s'imbriquent-elles les unes dans les autres ? Avec une sagesse caractéristique, Braudel répond : « Mon propos de bout en bout a été de voir, de faire voir en laissant aux spectacles retenus leur épaisseur, leur complexité, leur hétérogénéité, qui sont la marque de la vie elle-même. Si l'on pouvait trancher dans le vif et isoler les trois étages (dont je pense qu'ils sont un classement utile), l'histoire serait une science objective, ce qu'elle n'est pas de toute évidence. »

Histoire toujours, mais sous l'angle de la philosophie politique, avec Le scribe (Grasset), de Régis Debray : comment les intellectuels ont toujours servi les princes et les pouvoirs ; et avec L'État et ses esclaves (Calmann-Lévy), de Blandine Barret-Kriegel : une réhabilitation de ce monstre froid, l'État, doublement attaqué par le libéralisme et le marxisme. Blandine Barret-Kriegel souligne en effet que l'installation progressive en Europe de l'Ouest, à partir du xiiie siècle, d'États de droit s'opposant aux pouvoirs féodaux a été un facteur de libération. La fin de l'esclavagisme comme le principe des Droits de l'homme sont à mettre au crédit de l'État, dont le juridisme mérite d'être défendu face au totalitarisme en germe dans les nationalismes romantiques. Nous touchons par là même au cœur des débats et des polémiques actuels.

Désarrois

Mais, précisément, n'est-il pas significatif qu'au temps des désarrois idéologiques, de la suspicion générale à l'égard des systèmes d'interprétation, de la mort de Sartre ou de Marcuse (dont on a traduit La dimension esthétique, Seuil) le public ait réservé un accueil chaleureux à un philosophe dont la virtuosité et la générosité avaient déjà séduit plusieurs générations d'étudiants, Vladimir Jankélévitch ? On a réédité, en le complétant, l'un de ses livres au titre magique : Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (Seuil). D'aucuns n'ont pas manqué de juger avec condescendance cette redécouverte via — horreur ! — les médias. D'autres ont peut-être et tout simplement — pourquoi pas ? — été séduits à leur tour par cette pensée évoquant le je-ne-sais-quoi de la musique, de la poésie, de l'ironie, d'une matinée de printemps. Cette exigence morale, cette vertu, cette « volonté de vouloir », que ne cesse par ailleurs d'invoquer Jankélévitch, ne sont-ils pas les seuls principes capables de traverser les modes et les contestations ? Principes auxquels une époque éprouve parfois l'impérieuse nécessité de se raccrocher.

L'école freudienne de Lacan

Scissions diverses, subtiles contestations du Maître (Un destin si funeste, de François Roustang), bisbilles entre les disciples, sans oublier les accusations de dévoiement notamment à rencontre de Françoise Dolto : depuis quelque temps déjà, les signes se multipliaient d'un certain malaise à l'École freudienne de Paris, le groupe d'analystes réunis sous l'égide de l'enseignement de Jacques Lacan. La publication, en septembre 1979, d'un vigoureux pamphlet de François George au titre narquois, L'effet Y'au de poêle (Hachette), attisait encore les esprits. Mais c'est au début janvier 1980 que la bombe éclate, explosion telle que le journal le Monde n'hésitera pas à traiter la nouvelle à la une en compagnie d'articles consacrés à la crise afghane ou à la situation en Iran : Lacan dissout son école ! Dans une lettre aux siens, il écrit avec son style inimitable : « Il y a un problème de l'École. Ce n'est pas une énigme. Aussi, je m'y oriente, point trop tôt. Ce problème se démontre tel, d'avoir une solution : c'est la dis-la dissolution. » Mais, dans la foulée, Lacan annonce aussi qu'il « père-sévère » avec ceux de ses ouailles ayant fait acte d'allégeance et jugés dignes de sa parole. Quant aux autres : « Je n'ai pas besoin de beaucoup de monde. Et il y a du monde dont je n'ai pas besoin. Je les laisse en plan afin qu'ils me montrent ce qu'ils savent faire, hormis m'encombrer, et tourner en eau de boudin un enseignement où tout est pesé. » Paris n'a plus son École freudienne (devenue la Cause freudienne). Mais Paris décidément sera toujours Paris...