Dans le peloton aussi, mais cette année il a fini par remporter une victoire d'étape dans le prix Interallié, Jean-Didier Wolfromm avec sa Diane Lanster, touchante histoire d'un ancien polio affligé d'une maladie de peau qui l'empêche de faire sa cour aux belles comme il le voudrait, sorte de version française de cette Love Story qui a fait verser tant de larmes.

En dehors de ce peloton, de ce palmarès trop abondant, on placera quelques écrivains qui paraissent des espoirs et souvent déjà des hommes qui ont tenu leurs promesses. Chaque année depuis longtemps, Daniel Boulanger remporte une récompense pour ses recueils de nouvelles, et pourtant le grand public ne le met pas encore à sa place, parmi les écrivains du premier rang. Un arbre dans Babylone est son livre le plus récent, et, comme chaque fois, on ne sait s'il faut comparer Boulanger à un arbre qui donne chaque année des fruits délectables ou au fondateur d'une ville dont la chronique sentimentale et bizarre est inépuisable. Des personnages attachants, des histoires vraies, plus vraies que la vérité, ramenées à un objet, à une situation qui devient le plus simple, le plus clair, le plus permanent des symboles. La lunette de Daniel Boulanger se fixe sur un petit coin du monde, mais elle le fait voir dans toutes ses dimensions. Un livre de cuisine trouvé par deux éboueurs noirs est à l'origine de l'histoire la plus touchante, un arrosoir oublié à la porte d'un cimetière pèse sur deux ou trois vies. Rien de trop, et c'est aussi la qualité de l'écrivain, du prosateur le plus accompli. Les livres de Daniel Boulanger sont comme des trousseaux de clefs qui peuvent ouvrir sans rien forcer les portes de nos chambres les plus secrètes.

Passion d'homme

Mettons à part aussi L'herbe à brûler, de Conrad Detrez. Autobiographie camouflée sans doute aussi, souvenirs qui nous mènent de redoutables collèges religieux belges à des guerres scolaires, puis à de vraies guérillas en Amérique du Sud. Le héros brûle les trente premières années de sa vie, mais cela nous réchauffe. Une passion anime encore ces pages, plus importante que les passions politiques ou érotiques, c'est une passion de justice et de vérité, une passion d'homme qui ne peut renoncer à être un homme. L'écrivain a de grandes qualités, mais c'est un livre qui a du style et surtout qui a du ton. Avec le livre de souvenirs d'un excellent écrivain qui arrive enfin au succès et à la notoriété, Henri Vincenot et sa Billebaude, le roman de Conrad Detrez est sans doute l'œuvre qui respire le mieux, alors que notre littérature est un peu trop confinée.

Deux écrivains enfin me paraissent dominer leur génération, celle des 30 à 40 ans : Patrick Modiano, dont nous avons lu La rue des boutiques obscures, et J.-M. Le Clézio, l'auteur de L'inconnu sur la terre, un peu plus ancien. Pourquoi ? Parce qu'ils ne sont pas de ceux qui écrivent pour écrire, parce qu'ils ne se soucient pas de prendre leur tour de tête dans ce que nous appelions le peloton, parce qu'ils cherchent sérieusement quelque chose — quelque chose comme une voie de salut pour eux et pour nous. De Patrick Modiano, on dit volontiers qu'il écrit toujours le même livre, une recherche du père projetée dans les années d'avant sa naissance, les années de l'Occupation. Cette fois, la variante est de prendre pour héros un amnésique qui se cherche aussi lui-même. Même milieu un peu louche où ceux qui donnent des indications sont peut-être des indicateurs, où l'on avance avec le désir de trouver la vérité sur soi et aussi une certaine appréhension de ce que l'on va trouver et qui ne sera peut-être pas glorieux. Les livres de Patrick Modiano se ressemblent parce qu'il creuse toujours le même trou, son trou, à la recherche de son trésor, qui n'est peut-être pas un trésor, mais qui est bien à lui. C'est l'homme d'une quête obstinée qui nous intéresse tous.

Authenticité

L'orientation que prend l'œuvre de Le Clézio est toute différente, mais elle est caractérisée aussi, dans le style et dans l'esprit, par ce qu'on doit appeler son authenticité, même si le mot a trop servi. Le Le Clézio de son dernier recueil de nouvelles et de son dernier recueil de notations est un homme qui veut voir le monde avec des yeux d'enfant et qui s'émerveille. Il se regarde moins lui-même qu'il ne regarde l'herbe qui pousse, les fleurs, la mer, les visages, et tout devient sujet d'étonnement et d'enseignement pour un regard frais. C'est-à-dire qu'il essaie de replacer l'homme dans le monde, dans ce jardin de la création dont il a été établi le seigneur, et c'est une grande entreprise littéraire, parce que Le Clézio est un écrivain de grand talent, et une grande entreprise psychologique et morale, parce que nous souffrons peut-être de ne plus considérer l'homme que comme un animal de laboratoire, comme le cobaye des sciences humaines. Penchés sur leurs machines, les géants de la route voient le plus souvent bien mal la France dont ils prétendent faire le tour. En littérature aussi, les écrivains devraient oublier la compétition et la mécanique et regarder la terre et le ciel.

Lettres étrangères

La découverte ou la confirmation d'un grand talent ne suffit pas à faire une bonne année littéraire, surtout dans le domaine étranger où la diversité, la multiplicité des événements interdisent de s'en remettre à la célébration exclusive d'un écrivain brillant. Libre à chacun d'estimer que cette année est celle de Günter Grass ou de Isaac Bashevis Singer. On peut, avec tout autant de raisons, considérer que la traduction de l'immense roman chinois de cape et d'épée Au bord de l'eau, dont le succès populaire ne se dément pas depuis cinq siècles, constitue bel et bien l'événement de l'année.