Il est probable, du reste, qu'ils n'accepteraient pas sa proposition, car ces maîtres tiennent à toucher un public populaire qu'on ne rencontre guère au Boulevard, où les prix sont élevés, faute de subventions nécessaires pour pratiquer une politique d'abonnements à tarifs réduits.

Il ne faut donc pas s'étonner, dans les salles qui réussissent à survivre, de n'y voir que des pièces commerciales ou des reprises de tout repos, sauf exceptions. Mais ce n'est ni des théâtres nationaux ni des scènes boulevardières qu'on peut attendre le renouveau.

Le rôle du théâtre privé – le « privé de tout », celui des salles exiguës et inconfortables, celui des cartoucheries froides et des banlieues tristes –, ce rôle est aussi ingrat qu'essentiel. C'est grâce à lui que surgissent les nouveaux artistes, les jeunes auteurs, les troupes fraîches dont dépend la relève. Paradoxe insoluble.

Et, pourtant, malgré la forte mortalité infantile qui sévit parmi ces groupes nouveau-nés, la foi, l'abnégation ou l'inconscience du danger en soutiennent certains jusqu'à l'éclosion. C'est à eux que nous devons les quelques surprises d'une saison plutôt chiche en miracles. Promesses de l'aube, dans un paysage confus où les perspectives se mêlent, et se croisent, et se confondent à l'infini.

Étrangers

Parmi les sénateurs, les maîtres que nous évoquions à l'instant, beaucoup d'étrangers, qui trouvent en France un accueil respectueusement enthousiaste. C'est le cas de Giorgio Strehler, revenu à l'Odéon, après l'immense succès du Campiello. En attendant d'y présenter La villégiature de Goldoni, avec les Comédiens-Français pour interprètes, ce sont encore les merveilleux acteurs du Piccolo qui ont donné deux de ses « classiques » : Le roi Lear et l'inusable Arlequin serviteur de deux maîtres. Spectacle fétiche de la compagnie depuis sa création, il y a trente ans, remanié, repris, enrichi, depuis, on dirait qu'il atteint à une sorte de perfection mozartienne, qui transcende Goldoni sans jamais trahir la commedia dell'arte ni l'esprit de la pièce.

Chef-d'œuvre de Strehler, au sens où les artisans-compagnons entendent ce terme, Arlequin résume une tradition en même temps qu'un talent, alors que Le roi Lear apporte une gravité toute différente. Le désespoir des personnages shakespeariens y prend les apparences d'une dérision clownesque, dans une solitude, dans un dépouillement déchirant : des zombies égarés chez les Atrides. Et même si le public parisien a eu parfois quelque mal à suivre cette singulière conception du tragique à l'italienne, la leçon fut magistrale, une fois de plus.

Moins connu des Français, Iouri Lioubimov fut une des révélations de l'automne 77. La mère, de Gorki, d'une précision surprenante dans sa chorégraphie un peu militaire, et surtout ce superbe Hamlet, sans cesse balayé par un immense et rugueux rideau où les protagonistes semblaient pris comme des insectes dans une toile d'araignée, ont démontré que l'animateur du Théâtre de la Taganka n'avait pas usurpé sa place d'enfant terrible parmi les artistes soviétiques, souvent moins révolutionnaires qu'ils ne le prétendent. Celui-ci a la force, l'invention, la grandeur, même si notre goût des nuances n'y trouvait pas tout à fait son compte.

Satire

Pour en terminer avec les talents venus d'ailleurs, puisque nous avons désormais l'heureuse habitude d'ouvrir nos théâtres aux artistes étrangers, un mot du Roumain Pintilié, dont les créations ne sont jamais indifférentes. Les derniers, drame de Gorki, au manichéisme bien vieillot, lourde satire de la police tsariste et de la prévarication des fonctionnaires, ne méritait peut-être pas une reprise, mais cette mise en scène vibrante, inspirée, lui rendait soudain une apparence de jeunesse, brillamment servie par de vieux routiers comme Claude Dauphin, Étienne Bierry et Georges Wilson, très à l'aise dans un personnage à l'odieux pittoresque.

Benno Besson n'a pas déçu non plus, à qui l'on doit un Hamlet avignonnais, conçu dans la noirceur et la dérision. Ce fut l'occasion de retrouver, après la longue parenthèse de son association avec Évrard, le fascinant comédien qu'est Philippe Avron, prince de Danemark funambule dans cette cour de pantins.