Journal de l'année Édition 1978 1978Éd. 1978

Lettres

Révision et remise en ordre

« ... Le livre sublime, qui se clôt peut-être sous nos yeux, de la littérature française », écrit Jean d'Ormesson, observateur lucide que ni son tempérament ni son talent ne portent à jouer les Cassandre, dans son livre de réflexions et de souvenirs Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée. Certes, un grand écrivain peut se lever demain, un groupe se former, et les cartes seront distribuées pour une nouvelle partie. Mais l'impression d'un certain marasme se confirme d'année en année si on essaie d'aller un peu plus loin que les enthousiasmes de commande de la mode et de la publicité, et cela peut-être parce que les événements majeurs de la réflexion se situent hors du domaine strictement littéraire.

Jamais peut-être comme depuis trente ans la littérature n'a été la servante de la philosophie et de la politique, et cela est sensible cette année encore. Au lendemain de la guerre, l'influence de l'existentialisme a été d'autant plus puissante que le maître du mouvement était lui-même un romancier et un homme de théâtre. On a connu ensuite l'époque du structuralisme et surtout l'époque où, dans la critique en particulier, la linguistique semble avoir voulu être à la fois une science, une philosophie et une esthétique. En même temps, et tout au long de ces trente années, le marxisme joue un rôle important de pôle d'attraction ou de répulsion pour beaucoup d'écrivains. Les querelles sur la littérature engagée nous paraissent déjà bien lointaines et, en tout cas, bien sommaires, mais le communisme a continué de poser des problèmes de conscience, et le chantage à la politisation (la trahison des clercs obligatoire et pour tous, dans le langage de Benda...) a largement contribué au malaise de la littérature.

Les grands prix

GONCOURT : Didier Decoin, John l'Enfer.

RENAUDOT : Alphonse Boudard, Les combattants du petit bonheur.

FEMINA : Régis Debray, La neige brûle.

MÉDICIS : Michel Butel, L'autre amour.

MÉDICIS étranger : Hector Bianciotti (écrivain argentin), Le traité des saisons.

INTERALLIÉ : Jean-Marie Rouart, Les feux du pouvoir.

PRIX DES LIBRAIRES : Jean Noli, La grâce de Dieu.

Bourse Goncourt de la nouvelle : Christiane Baroche (Chambre avec vue sur le passé), Jacqueline Planchot (Une petite fille dans la rue).

NOBEL (littérature) : Vicente Aleixandre, poète espagnol.

Privilège

Le seul mouvement strictement littéraire, avec des attaches philosophiques assez pauvres, a été il y a une vingtaine d'années celui du nouveau roman, qui a sans doute joué un rôle salutaire en secouant de vieux poncifs, mais n'avait guère de fécondité propre, et semble s'être enfermé dans l'impasse de ses principes. Nous avons donc vécu sur une idée de la littérature pure, fière de la nouveauté de ces conceptions formelles mais s'interdisant de parler directement de rien, et d'une littérature impure, engagée dans les conflits du siècle avec l'optique de la gauche. Le fait nouveau, ou du moins le fait qui a pris une grande importance au cours des derniers mois, c'est la perte de ce privilège exclusif de la pensée de gauche, la critique du marxisme sur le plan théorique par les nouveaux philosophes, sur le plan pratique par la publication à grand succès des témoignages des dissidents, bagnards ou droite classique comme on le dit parfois et malgré quelques conversions opportunistes (un corbeau ne fait pas le printemps), mais cela devrait entraîner un certain nombre de révisions, de remises en ordre des valeurs proprement littéraires et intellectuelles, bref une possibilité d'affranchissement et de rafraîchissement.

Idoles

Sur le fond des ouvrages des nouveaux philosophes, Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann (Journal de l'année 1976-77), chacun sait qu'il s'agit de disperser un certain nombre d'illusions des nouveaux bien-pensants et de critiquer des penseurs comme Marx, Nietzsche, Freud, que la littérature tend à considérer comme des idoles. L'écrivain qui met le mieux en lumière cette transformation du paysage intellectuel, lui aussi philosophe, romancier et auteur dramatique, est Maurice Clavel. Il s'exprime dans des essais-pamphlets (Nous l'avons tous tué ce juif de Socrate, Deux siècles chez Lucifer), où les idées des nouveaux philosophes apparaissent un peu comme l'élucidation du message messianique de mai 1968, tout en faisant ménage, bon gré, mal gré, avec un catholicisme traditionnel ; mais l'écrivain est brillant, le feu intérieur soutenu, le mouvement propre à réveiller et à mettre en marche les esprits.