Journal de l'année Édition 1978 1978Éd. 1978

Un autre mouvement, de moindre importance mais qui se traduit parfois par de bruyants succès, c'est le mouvement féministe. Pleinement justifié quand il s'agit d'agir contre d'injustes inégalités sociales, il dépasse son but quand il tourne à une sorte de racisme d'un sexe contre l'autre. La littérature de revendication, même quand elle est présentée par de bons esprits comme Hélène Cixous, ne vaut pas mieux que la littérature d'émancipation de la garçonne d'il y a un demi-siècle ; la transformation de la condition féminine dans les mœurs n'a pas l'importance d'une mutation biologique ou psychologique, elle peut fournir des situations originales ou pittoresques, mais qui lit encore Colette Yver qui montrait l'audace dans ce domaine à son époque, qui connaît encore son nom ?

Mode

On peut parler ainsi d'autant plus aisément que, de l'avis presque unanime, le plus grand écrivain français vivant est une femme, Marguerite Yourcenar, et que son livre Archives du Nord a été cette année à la fois un succès de critique et un succès de public. Or, Marguerite Yourcenar, qui vit loin de Paris, sur une île de la côte atlantique des États-Unis, est aussi très loin des conflits à la mode. Ce qui la met au premier rang, c'est sans doute une fermeté de pensée et d'expression qui n'est l'apanage ni d'un sexe ni de l'autre. Elle a publié avant la guerre de nombreux essais et romans, qui lui ont valu une grande estime, mais sans tapage. La réputation est venue avec les Mémoires d'Hadrien, mais ce qui est remarquable, c'est que ce succès n'a rien changé à la manière de l'écrivain. Après Souvenirs pieux, où elle évoquait son monde familial au moment de sa naissance, au début de ce siècle, elle remonte dans ses archives le long réseau des alliances qui se sont resserrées de siècle en siècle pour aboutir au couple dont elle est née. Évocation historique pittoresque parce que Marguerite Yourcenar sait faire voir et toucher ce qu'elle raconte. Mais à mesure, nous nous rendons compte que c'est sa voix qui nous attache, c'est le grand ton d'une intelligence qui va à l'essentiel, d'une âme résolue à dégager les principes d'une sagesse. Elle juge sévèrement les injustices, les cruautés d'une société bourgeoise, qu'il s'agisse des conditions de travail, de l'argent ou de la situation des femmes. Mais c'est en passant, en se préoccupant d'énoncer une parole vraie, une sagesse qui doit plus à l'humanisme gréco-romain qu'à la religion judéo-chrétienne. Position qui la met en marge dans le monde littéraire.

Péché

On a publié cette année des écrits posthumes d'André Malraux, de Marcel Pagnol, mais le seul écrivain bien vivant de la grande génération de l'entre-deux-guerres, avec Louis Aragon, qui se tait, est Julien Green. De cette vitalité, deux livres ont témoigné ces derniers mois : un roman, Un mauvais lieu, et un essai, Ce qu'il faut d'amour à l'homme. Le roman est une parfaite création greenienne. On finit par ne plus bien savoir si cette petite ville est en France ou en Amérique, aujourd'hui ou avant-hier. Il importe peu, elle est dans ce pays dont le climat oppressant est celui de la frontière âprement disputée entre le bien et le mal. Une petite fille innocente, qui semble jouer dangereusement à la marelle sur cette frontière (ira-t-elle en enfer ?), est au centre d'intrigues sordides ou horribles entre des adultes. L'envoûtement par l'art redoutable et discret de l'écrivain est complet. L'essai est une sorte d'autobiographie religieuse, où Julien Green reprend des choses qu'il avait déjà racontées dans son autobiographie générale, mais en les renouvelant, en les éclairant par sa foi et, à la fin, en disant son inquiétude devant une certaine évolution de l'Église catholique, qui lui paraît se rapprocher dangereusement de l'anglicanisme de son enfance. Comme tous ceux qui exigent (et attendent) beaucoup de la religion, Julien Green se détourne du chemin de velours que l'Église propose aux nouveaux fidèles éventuels, et qui pourrait bien servir surtout pour la sortie des prêtres et des fidèles.