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Musique

Ferveur wagnérienne sans précédent

Le rite wagnérien a pris, en 1976, les dimensions d'une véritable psychose collective : réédition des ouvrages littéraires de Wagner, biographies, études musicologiques ou dramaturgiques, disques nouveaux ou enregistrements historiques exhumés pour la circonstance et, surtout, production de la Tétralogie par presque toutes les grandes scènes lyriques du monde. Mais c'est à Bayreuth, en juillet et en août, que tous les fervents et les curieux se sont retrouvés pour fêter les cent ans de la ville élue et du plus vaste monument de toute l'histoire de l'opéra, qui y fut créé pour inaugurer le temple-théâtre que Wagner avait élevé à sa propre gloire.

Aux entractes, on se racontait à voix basse les dernières horreurs d'une famille d'Atrides : le chantage, le procès et la chasse au trésor auxquels l'éditeur du Journal de Cosima a été contraint pour retrouver, cachées dans une banque de Munich, les trois mille pages de ce manuscrit essentiel pour la connaissance de Wagner ; le divorce récent et le remariage, avec sa secrétaire et en plein festival, de Wolfgang, l'actuel maître des lieux, qui joue de plus en plus, l'âge aidant, sur sa ressemblance avec son grand-père ; la féroce polémique de presse que ce même Wolfgang poursuit avec son jeune neveu Wolf-Siegfried, fils de Wieland ; les nouvelles déclarations profascistes de Winifred, belle-fille de Richard Wagner, cruellement filmée, à son insu ou presque, par le cinéaste Syberberg, alors que, doyenne de la tribu, elle vit enfermée chez elle, en espérant toujours que Hitler va sonner à la porte, etc.

C'est pour tâcher d'assainir tant soit peu cette atmosphère de soufre, de dénazifier le festival, d'apaiser les passions qui l'agitent et de prendre ainsi une certaine distance officielle avec le phénomène Wagner, en espérant un jour pouvoir « le réconcilier avec la démocratie », que le président de la République fédérale, Walter Scheel, a eu le courage d'ouvrir la fête anniversaire par un véritable discours d'exorcisme : « Un compositeur d'opéras, c'est beaucoup, mais ce n'est pas le centre spirituel de l'univers... »

Tempête

Ces aveux d'hérétique, on s'en doute, ont fait quelques vagues. Vagues devenues houle, houle devenue tempête lorsque les intégristes ont découvert ce que le jeune metteur en scène français Patrice Chéreau et son compatriote et complice Pierre Boulez s'étaient permis avec l'Anneau du Nibelung, ce Ring en quatre soirées (près de quinze heures de musique et de spectacle), où culmine une pensée wagnérienne nourrie d'épopée et de mythologie nordique, mais qui propose aussi une symbolique ouverte justifiant depuis un siècle les interprétations les plus contradictoires.

Dans les productions les plus aventureuses, on cherchait jusque-là une certaine cohérence dans une transposition radicale. Chéreau, lui, trouve l'unité dans la diversité, et la puissance emblématique dans le naturel et la vie. Sous une lumière lunaire qu'il ne quittera plus jusqu'à la fin du cycle, il lève le rideau de l'Or du Rhin sur un barrage, en métal et ciment, qui roule de lents flots de vapeur et où les filles du Rhin portent le costume pigeonnant des filles de joie du second Empire. La hutte autour de l'arbre, où se joue le premier acte de la Walkyrie, est une sorte de cour d'usine victorienne, très architecturée, où Hunding apparaît comme un industriel arrogant, flanqué de sa milice patronale. Dans Siegfried, la forge de Mime devient un marteau-pilon, et, au Crépuscule des dieux, le palais des Gibichungen et les bords du Rhin offrent avec évidence la perspective des anciens docks de New York vers 1930...

Cependant, à cet univers mécanisé s'oppose celui d'une nature sauvage et primitive directement transplantée sur la scène, avec forêt de vrais arbres et rocher entouré de vrai feu. Ainsi peut-on suivre le récit sur plusieurs plans à la fois et en saisir toutes les résonances historiques, sociologiques, politiques et humanistes, sans quitter jamais le cadre pseudo-mythologique choisi par Wagner. Pour la première fois, la musique se voit autant qu'elle s'entend.