Journal de l'année Édition 1977 1977Éd. 1977

Et, de même, nous pourrions mettre non loin du prix Goncourt de Grainville le roman passé presque inaperçu de Jean-Luc Benoziglio, Benno s'en va-t-en guerre ; impossible de ne pas reconnaître une petite île près de la grande île de Crète au moment d'un attentat manqué contre Mgr Makarios, de ne pas identifier le régime des colonels grecs. C'est encore une parabole d'actualité écrite avec beaucoup de talent et de verve, parfois un peu facile. Disons que c'est le manque de distanciation dans l'imaginaire qui empêche la chronique de devenir picrocholme et de rejoindre Rabelais.

Succès

La production littéraire classique ou courante, comme on voudra, continue et se retrouve en bonne place dans les librairies. On n'a pas à faire ici un recensement des best-sellers de l'année. La notion est d'ailleurs confuse et c'est peut-être pour cela qu'elle ne trouve pas facilement un équivalent français : il y a des livres qui se vendent bien parce qu'ils deviennent populaires, il y en a qui ne se vendent pas plus mal parce qu'ils sont vulgaires et flattent le pire mauvais goût. Le volume posthume des souvenirs de Marcel Pagnol, Le temps des amours, est un livre délicieux, un merveilleux travail de conteur populaire plein de finesse qui n'a rien à voir avec les gros ouvrages que l'on voit paraître à la veille des vacances, pauvres fabulations qui essaient de faire croire qu'elles donnent les clefs du dernier scandale dans le monde du sexe et de l'argent. On en garde d'ailleurs une impression de monotonie, de fabrication en série, qui, d'une manière paradoxale, vient encore confirmer la thèse sur les carences de l'imagination. Ne retenons aujourd'hui que des ouvrages qui valent mieux que leur succès. En deux ans à peine, Max Gallo a publié trois gros volumes (La baie des anges, Le palais des fêtes, La promenade des Anglais) qui constituent une chronique de la vie de Nice du début du siècle jusqu'à nos jours, en même temps qu'une chronique d'une famille d'émigrés italiens, les Revelli. C'est de la belle ouvrage, et si les Revelli commencent par être maçons, Max Gallo est maçon et architecte. Il met en œuvre une masse de connaissances historiques, topographiques, urbanistes, sociologiques, il utilise anecdotes et traits de mœurs et il réinvente, chaque fois qu'il le peut, les situations pathétiques qui ont fait la fortune du roman populaire, voire du mélodrame. On lui reprochera de mettre trop d'intelligence dans un genre naïf, trop de fausse naïveté et de sentiment dans une œuvre de bonne littérature, et sans doute des œuvres pénétrées par un sentiment plus intime et plus fort l'emporteront à la longue.

Que dire du nouveau Françoise Sagan, Le lit défait, ou plutôt de cette résurgence du Sagan habituel ? Tout se passe comme si Françoise Sagan se tenait au bord d'une sorte de vivier humain où s'agitent des échantillons d'un petit nombre de variétés. De temps en temps, elle jette ses filets et nous ramène sa pêche, truites et maquereaux si j'ose une hérésie ichtyologique. Un jeune auteur amoureux, une belle actrice volage, une femme imprésario capable de souffler la tempête si elle doit toucher ses dix pour cent, quelques comparses. C'est un peu plus long que d'habitude, et il y a quelques pesanteurs, mais qui ne nuisent pas trop à la liberté du jugement et du ton. Un peu plus d'attention, un peu plus de travail : Françoise Sagan est du nombre des écrivains dont on peut espérer un jour un très beau livre.

Comme chaque année aussi, on peut citer Daniel Boulanger, Noël Devaulx, Roger Grenier, qui publient de bons recueils de nouvelles. La loi du genre ne permet pas à l'imagination de prendre largement son vol : heureux encore quand ce n'est pas l'ingéniosité qui remplace l'imagination et conduit le lecteur jusqu'à l'instant où le piège narratif se referme sur lui. De son côté, la littérature de recherche cherche toujours, mais ne peut-on se demander si, avec ses préoccupations techniques et scientistes, elle n'est pas dans une certaine mesure responsable de l'étouffement de l'imagination et des facultés nobles de l'écrivain ?