Journal de l'année Édition 1977 1977Éd. 1977

Lettres

Roman

L'ingéniosité à la place de l'imagination

Continuité ou stagnation ? D'année en année, le chroniqueur de la vie littéraire a un peu l'impression de se répéter. Les mêmes écrivains reviennent avec des livres à peine différents, quelques-uns disparaissent, quelques nouveaux noms surgissent, le paysage dans son ensemble change lentement, il n'est presque jamais bouleversé par un nouveau courant violent, une lame de fond, un tremblement de l'esprit, une éruption. S'il fallait porter un diagnostic, bien que ce soit sans doute prématuré, on pourrait peut-être parler d'une maladie de l'imagination.

L'image est partout, par le cinéma, par la télévision, par toutes les techniques de l'audiovisuel ; l'imagination n'est nulle part, comme si la puissance de créer succombait sous la masse des informations encore incomplètement assimilées. Peut-être cette anémie de l'imagination, « la reine des facultés » disait Baudelaire, se manifeste-t-elle aussi dans d'autres domaines : la politique (le cri de mai 1968 « l'imagination prend le pouvoir » n'a été qu'un vœu pieux), les arts plastiques, la philosophie ; mais elle est indéniable dans les lettres, à tel point que, dans les mois qui viennent de s'écouler, le groupe de publications le plus intéressant est sans doute celui des livres qui s'en tiennent au degré zéro de l'imagination, les journaux intimes, les souvenirs personnels, les Mémoires.

Refuge

Cela n'implique pas un repliement de l'écrivain sur lui-même, parce que presque toujours ces textes sont ceux d'hommes qui restent en contact avec le monde et disent leurs réactions. Mais la nature même du genre littéraire, la tournure d'esprit qu'il suppose, écarte les hommes portés surtout vers l'action : à part les livres du général de Gaulle, qui avait un grand souci d'écrivain, les Mémoires de nos politiques et de nos militaires ressemblent plus souvent à des rapports administratifs qu'à des ouvrages de littérature.

Écrivain, et sans doute l'un des plus grands actuellement vivants, Julien Green veut n'être que cela comme le prouve son journal dont on mesure mieux l'importance cette année par la publication d'un dixième volume, La bouteille à la mer, et la sortie d'une édition critique et la remise au point de volumes précédents dans l'édition compacte de la Pléiade. Tableau d'une sensibilité et d'une conscience morale et religieuse presque tout au long de notre siècle, témoignage d'un homme qui vit, comme tout homme entre l'éternité et le temps qui court. Ce dernier tome publié est peut-être empreint de plus de sérénité que les précédents, à cause de l'âge, à cause d'une plus grande fidélité à la lumière intérieure. Mais il est intitulé La bouteille à la mer parce que l'auteur n'a plus qu'un espoir fragile pour le monde dans lequel il est embarqué, et qu'il s'interroge même sur le sort de la barque de Pierre. Dans l'ensemble, et du seul point de vue littéraire, voilà une œuvre qui grandit, comme un arbre grandit, élargissant à ses pieds une zone d'ombre accueillante... On ne quitte pas tout à fait Julien Green en citant le journal Moins cinq... de son ami de toujours Robert de Saint-Jean, d'autant que ce journal des années récentes contient cependant de nombreux croquis rétrospectifs de Julien Green. Robert de Saint-Jean a été grand journaliste, il l'a raconté dans un autre volume. Cette fois, il limite volontairement sa zone d'intérêt, il est plus parisien, plus tourné que Green vers notre vie quotidienne, mais on y sent aussi, le titre l'indique déjà, une préoccupation du temps qui s'enfuit et va peut-être s'arrêter...

Autre journal qui prend de l'importance, volume après volume, celui du peintre Michel Ciry. Les sentiments, les pressentiments que l'on trouve dans Amour et colère sont souvent proches de ceux de La bouteille à la mer. Ces solitaires considèrent le train du monde et ne l'approuvent pas. Michel Ciry est plus violemment opposé aux vices du temps, il est plus réactionnaire, et, par exemple, plus proche des intégristes en matière de religion. La pratique du journal intime chez les écrivains dont nous parlons, c'est un peu le refuge de l'esprit dans une cellule monastique.

Permanence

Le journal de Claude Mauriac compte déjà environ 2 000 pages, et le dernier volume paru, La terrasse de Malagar, intéresse parce qu'il essaie de faire tenir dans la même cellule, en quelque sorte, le fils et le père, Claude Mauriac et François Mauriac, que, pour son talent de polémiste, on rangerait plutôt du côté des ordres guerriers. Claude Mauriac, qui est resté sensible aux procédés de narration mis à la mode il y a quinze ou vingt ans par le nouveau roman et à la pratique du bouleversement artificiel de la chronologie, publie son texte en jonglant avec les dates du calendrier sous prétexte d'immobiliser le temps en soulignant ses recommencements perpétuels. Mais, dans ce beau livre, c'est parce qu'il met en valeur avec ferveur la continuité de la famille, depuis les parents de son père jusqu'à ses propres enfants, que nous éprouvons un sentiment de permanence au-delà des troubles de la cité.