Arts

Terrain vague ou mine d'or ?

Au moins y a-t-il la quantité. Expositions nombreuses, rétrospectives massives sur fond de métal fabuleux : des tombes scythes à la peinture de l'Espagne du Siècle d'or. Et les instructions explicites de la Réunion des musées nationaux invitent le public à battre ses records. Il n'y met d'ailleurs aucune mauvaise volonté. Il se précipite, il piétine devant des trésors.
De l'autre côté, des rétrospectives encore, mais de jeunes artistes sans œuvre. La ténuité du signe est compensée par un appareil rhétorique qui soutient un objet investi de toutes parts par la parole. Jamais peinture et sculpture n'ont été si bavardes. On peut y aller les yeux fermés. Entre les expositions marathon et la promotion du pompiérisme contemporain, quelques œuvres lentes et solitaires. Mais elles n'intéressent pas les statistiques.

Peintures des artistes ouvriers et paysans du district de Houhsien (palais Galliera, 19 septembre-2 novembre 1975)

L'art de la Chine actuelle peut se recommander tout aussi bien de Lautréamont que de Mao Tsé-toung : la peinture, comme la poésie, doit être faite par tous, non par un.

Jean François Millet (Grand Palais, 17 octobre 1975-5 janvier 1976)

Le fameux Angélus fut le tableau le plus célèbre et le plus cher du XIXe siècle. Des calendriers aux bonbonnières, il propagea, selon le mot de Gambetta, « une leçon de morale sociale et politique », avant de devenir le symbole même du cliché pictural et de la niaiserie artistique. Gambetta avait bien raison, mais nous tirons aujourd'hui de Millet une leçon diamétralement opposée a la sienne. Le peintre qui, en plein siècle de l'Histoire, choisit la tonalité mythique pour décrire les travaux et les jours de la terre n'est pas l'artiste révolutionnaire que dénonçait la critique conservatrice : en attirant l'attention sur le retour immémorial des saisons, il contribuait à masquer le formidable bouleversement de l'ère industrielle qui arrachait le paysan à sa gerbe de blé pour le jeter à l'usine.

Biennale de Paris (musée d'Art moderne de la Ville de Paris et musée national d'Art moderne, 19 septembre-2 novembre 1975)

Art minimaliste, art conceptuel, art pauvre, art vidéo, art comportementaliste... les arts se suivent et se ressemblent, fondés sur une même contradiction : être en accord avec le monde contemporain, mais en dénoncer les incarnations institutionnelles, politiques et sociales. D'où le recours faussement innocent à la photographie, voyeurisme plutôt que vision, et la prédilection pour les manifestations éphémères, reconnaissance paradoxale de la solidité d'un univers que l'on voudrait abolir.

Les Delaunay, Sonia (musée d'Art moderne, 20 novembre 1975-5 janvier 1976), Robert (Orangerie des Tuileries, 25 mai-30 août 1976)

De la couleur avant toute chose : c'est ce qui les réunit indissolublement, Robert à partir de ses lectures de Kant et de Chevreul, Sonia dans la lignée de l'art folklorique slave. Quoique capable de traduire les aspects les plus circonstanciels du monde contemporain, leur art a pour point de départ une nécessite intérieure qui engendre à la fois « une construction qui tombe sous le sens et une signification sublime ». Du cubisme orphique des années 14 aux Rythmes en relief de 1938, le lieu de la peinture passe de l'organisme et du volume à la surface et à l'unité cellulaire avec la rigueur d'une biochimie.

Francis Picabia (Grand Palais, 28 janvier-29 mars 1976)

Une pieuse légende veut qu'ayant épuisé toutes les possibilités de la peinture-peinture il ait un jour inventé la peinture-pirouette. Parti, en réalité, d'une production alimentaire post-impressionniste qui lui valut tout au long de la Belle Époque un extraordinaire succès commercial, il en était venu à se dégoûter lui-même : il change de manière comme de whisky ou de voiture, à l'aise dans tous les anti-conformismes, tout aussi détaché devant ses machines anthropomorphes que devant les nus laborieux de sa dernière période. Il n'a pas inventé la peinture abstraite, il s'est abstrait de la peinture, confondant l'adhésion à des conventions successives avec le refus de toute convention.

Le symbolisme en Europe (Grand Palais, 22 mai-19 juillet 1976)

Dernière tentative idéaliste pour échapper au cauchemar de l'histoire, effort désespéré pour transcender, contre la leçon impressionniste, l'éphémère et le superficiel, le symbolisme entreprit de mettre « la logique du visible au service de l'invisible ». Mais en évitant de fonder sa démarche sur une approche critique ou scientifique : d'où sa retombée dans le mythe et sa faveur pour les thèmes discursifs et littéraires. D'où également l'écueil majeur que peu sauront éviter : ne pouvant dévoiler le mystère des profondeurs, on rendra mystérieuse l'apparence ; on « déréalisera » le monde par désir d'atteindre sa réalité intime. D'où la force de ceux qui, contre la spiritualité ambiguë d'un Odilon Redon, choisissent d'ordonner, dans un pointillisme onirique ou un graphisme labyrinthique, une matière sensible qui ne renvoie qu'à elle-même.

Pierre Courtin (centre national d'Art contemporain, 24 février-29 mars 1976)

Plus de trente années consacrées à la gravure, puis l'explosion et la présence exclusive de l'œuvre peint. La « conversion » d'un paysan quelque peu sorcier, qui passe d'une oeuvre née de la nuit à l'attirail du « luministe ». Mais cette conversion n'est qu'une manœuvre, les règles de la gravure investissant l'espace pictural pour mener la peinture au point aveugle de l'émergence créatrice et de son occultation par la folie.

Villon (Grand Palais, 29 octobre-15 décembre 1975)

C'est dur d'être l'aîné, quand ses deux jeunes frères s'appellent Marcel Duchamp et Duchamp-Villon. Encore plus dur quand on est peintre. Entre l'intelligence suicidaire de l'inventaire des ready-made et la violence visionnaire du sculpteur du Portrait de Baudelaire, la voie était étroite et ingrate : Villon la prit, cherchant tout au long de son œuvre à accorder rigueur de la composition (construction pyramidale héritée de Léonard de Vinci, analyse des volumes empruntée au cubisme) et dynamisme de la couleur. De la méthode considérée comme un des beaux-arts ou comment la raison vient au peintre.

L'or des Scythes (Grand Palais, 16 octobre-21 décembre 1975)

Chez les Scythes nomades décrits par Hérodote, l'or était un métal sacré, reflet terrestre du Soleil, auquel on offrait des sacrifices. La foule des visiteurs du Grand Palais communie aujourd'hui avec ces « barbares » dans une même fascination. Centaure en pantalon, le Scythe traînait sa culture avec lui : il sculptait son harnais, ses armes, son carquois, ses coupes, avec une science du mouvement et un goût du fantastique qui déroutèrent non seulement les Grecs antiques mais les modernes historiens de l'art, qui trouvèrent plus expédient de l'ignorer. Un réalisme animalier à la vigueur décuplée par la force magique qu'il était chargé de transmettre et qui ne nous est parvenu que parce que ce peuple errant et frugal ne concevait la mort que royale et fastueuse.

Tal coat (Grand Palais, 11 février-5 avril 1976)

Il a suivi toutes les routes de sa génération, mais en solitaire. Humilité du disciple et orgueil d'aventurier lui donnent une allure incertaine et contradictoire. Intimiste à la Vuillard, expressionniste à la Gruber, cubiste à la Picasso, il découvre dans la peinture extrême-orientale un idéalisme naturaliste. Il entre alors dans l'abstraction comme un poisson dans l'eau, troquant la réalité pour son signe, le plein des choses pour le vertige de l'absence, l'histoire du monde pour une archéologie de la nature.