Arts

Une année dispersée

Une année floue qui aura abondamment sacrifié à la mode « rétro ». S'il n'est guère possible de trouver un point commun à l'animalerie de Grandville, à l'imagerie religieuse des femmes indiennes du Mithila et aux rutilantes acryliques d'Alechinsky, en revanche une même impression de déjà-vu et de lassitude se dégageait des deux manifestations disparates qui connurent une affluence record : les impressionnistes au Grand Palais, qui, pour les foules pressées, ont désormais les couleurs de l'évidence, et la foire de l'art contemporain, à la Bastille, où les bourgeois qui n'achètent plus les yeux fermés un Picasso ou un Matta ne s'étonnent plus d'être éclaboussés par des femmes et des hommes nus qui se roulent dans des draps sanglants. Résurgences donc, plus ou moins proches : des néo-classiques français aux pompiers du musée du Luxembourg, en 1874, et à Max Ernst, qui, devant son amas de frottis, de toiles, de sculptures et de collages, peut dire avant tout : « J'ai duré. »

Les impressionnistes (Grand Palais, 21 septembre-24 novembre 1974)

Quarante-deux toiles, dont près des deux tiers antérieures à la fameuse exposition Nadar, n'auront guère permis ni de célébrer dignement le centenaire de l'impressionnisme, ni de préciser les caractéristiques d'un mouvement qui est encore à la base de la sensibilité picturale de la majorité des Français : l'impressionnisme n'est ni un paysagisme scientifique ni la première tentative systématique d'incarnation de la lumière. C'est avant tout la mise en question d'une rhétorique tout à fait contemporaine de l'éclatement de l'écriture à travers Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé. On commence à peine à s'en rendre compte : il est vrai que de Newton à Monet il s'est écoulé près de deux siècles !

Peggy Guggenheim (Orangerie des Tuileries, 30 novembre 1974-3 mars 1975)

Peggy Guggenheim était mal partie. Pour occuper ses loisirs et sa fortune, elle eut l'idée de tracer une histoire de l'art contemporain, et entrepris de la réaliser dans le Paris de la drôle de guerre. Mais, heureusement, le projet évolua au gré des humeurs et des passions et non du système, d'abord à New York, dans la galerie Art of this century, puis à Venise, au Palazzo Venier dei Leoni. Ses choix sont d'autant plus heureux qu'ils rompent davantage avec le principe du panorama : œuvres majeures de la période dadaïste et surréaliste, beaucoup de Max Ernst et de Pollock, mais surtout un Kandinsky exceptionnel et, peut-être, les plus beaux pastels de Kupka.

Füssli (Petit Palais, 23 avril-20 juillet 1975)

Curieux destin : pasteur zurichois manqué, découvreur enthousiaste de Rousseau et de Michel-Ange. Füssli trouva dans l'Angleterre de la Royal Academy son lieu et ses aises, avant d'apparaître aujourd'hui comme un précurseur du surréalisme et un patient de choix pour les psychanalystes. Qu'il traite le panthéon hellénique en humoriste, les sorcières germaniques ou shakespeariennes en maniériste, il ne parvient guère à tenir la bride à la troupe hallucinante de ses fantasmes. Fantasmes principalement féminins, des voluptueuses Filles de Pandéros aux portraits ambigus de Mme Füssli. Avec ses poses lascives ou implacables, sa chevelure tordue en architectures délirantes, la femme ouvre au peintre les portes sans retour de l'enfer du cauchemar.

Carpeaux (Grand Palais, 1er mars-5 mai 1975)

L'artiste officiel a longtemps masqué dans Carpeaux le découvreur tourmenté, aussi neuf que les impressionnistes, ses contemporains. Rapprochement qui n'est pas fortuit : Carpeaux pensait la sculpture en termes de contrastes, d'ombres et de lumières, de fulgurances. Aussi est-il dans ses bons moments (ses carnets de croquis, ses esquisses, ses ébauches) l'exemple privilégié de ce que son siècle eut de meilleur : le geste rapide, la saisie de l'instant fugitif, l'ouverture. Pour le xixe siècle, le premier mouvement fut toujours le bon, de Géricault à Delacroix, à Degas. Ses modèles aux touches furieuses, pressées, inabouties composent une œuvre visionnaire sans commune mesure avec la grâce conventionnelle de ses pièces célèbres qui surent traduire la sensibilité des crinolines et qui firent sa gloire passagère.

Corot (Orangerie des Tuileries, 7 juin-29 septembre 1975)

La fascination trouble qui émane de Corot tient peut-être à une schizophrénie dominée. Son œuvre est, en effet, toute d'oppositions, de ruptures et de reprises. Corot passe des bleus pâles aux ocres jaunes, de la luminosité de la campagne romaine aux brouillards légers et aux clartés indécises du Valois. Il expose et multiplie, tout au long de sa carrière, ses paysages, mais conserve jalousement ses portraits, ses « figures » que l'on ne connaîtra qu'après sa mort. Il mêle une rigueur héritée de Poussin et une construction précézanienne de l'espace à des études de couleurs et d'atmosphères qui annoncent l'impressionnisme. Tout cela pour aboutir aux couleurs compactes et aux plans géométriques des dernières années, que saluèrent les cubistes, et aux portraits de femmes pensives qui évoquent le mystère des tableaux de genre hollandais. Si Corot avait hésité sur sa voie, tous ensuite se sont reconnus en lui.

Ventes

La crise déclenchée par la fièvre du pétrole se ressent sur le marché des antiquités et des œuvres d'art. Et pourtant le chiffre d'affaires de l'hôtel Drouot progresse de 22 % en un an pour atteindre 510 millions de francs au 1er janvier 1975. En réalité, les enchères ont cessé de flamber dès juin 1974 ; après l'accalmie des vacances, la chute des cours s'est durement fait sentir. Les vendeurs éventuels préféraient attendre des temps meilleurs avant de remettre sur le marché des œuvres surpayées quelques mois plus tôt.