Journal de l'année Édition 1975 1975Éd. 1975

Balzac, Dickens, Dostoïevski plongent leurs racines dans une société et dans une sorte de plasma d'idées communément reçues qui irrigue les mœurs et les cœurs. Cela n'existe plus, ou semble ne plus exister car il y a peut-être des pesanteurs sociologiques qui échappent à la sociologie de salon. Le nouvel équilibre des forces matérielles et démographiques de cette fin de siècle ne s'est pas encore traduit dans un nouvel équilibre moral. Et la littérature a cru se sauver en se portant au secours de la victoire des forces les plus spectaculaires qui la menacent le plus, la politique par exemple, la transformation de structures dans la société industrielle, comme si cette société-là, à la manière du juge de Lavoisier, ne devait pas dire un jour : la politique n'a pas besoin d'écrivains ; ou la science, comme si la coexistence pacifique de la science et de la littérature n'était pas la règle d'or de toute culture humaine, pour ne pas dire de tout humanisme.

Si la littérature n'est plus que la science ou la sociologie continuée par d'autres moyens, elle périra inévitablement parce qu'elle est la plus faible. Pour l'instant, le gaufrier romanesque fonctionne avec les maigres restes de pâte de la tradition, ou avec les produits de synthèse composés avec les déchets des sciences humaines. Les gaufres ainsi obtenues sont souvent indigestes.

Peut-être la spécificité de la littérature, et tout particulièrement du roman, tient-elle à son pouvoir d'exprimer (au sens de dire et au sens de recueillir un suc) l'humanisme ambiant d'une civilisation, et, peut-être, dans une époque de transition comme la nôtre, faudrait-il renoncer aux classifications critiques, comme les notions de droite et de gauche, de tradition et d'avant-garde, pour ne tenir compte que de la densité du sens humain, de la compréhension humaine, même s'il est souvent difficile d'en juger : le livre le plus dense du xixe siècle, est-ce Les fleurs du mal ou les Illuminations ? Le marquis de Sade est-il plus dense que la comtesse de Ségur ? Il faudrait à chaque coup tenir compte de l'état de la société et de la civilisation.

Palmarès

Plus modestement, on peut essayer d'appliquer le principe aux ouvrages de l'année qui ont mérité des distinctions ou attiré l'attention. La dentellière de Pascal Laîné (prix Goncourt) est un cas d'ouvrage sauvé presque malgré lui. L'auteur semble avoir voulu faire un roman pour midinettes et la démystification d'un roman pour midinettes. Il raconte une petite histoire de petite femme pauvre d'aujourd'hui qui travaille dans un salon de coiffure, risque de glisser doucement vers la galanterie et tombe amoureuse, en dehors de sa classe, d'un jeune bourgeois égoïste. Mais Pascal Laîné prend ses distances ou observe une certaine distanciation, comme on voudra ; il utilise une forme presque sardonique, en tout cas sans tendresse ; il éclaire froidement le cas de sa petite bonne femme. Mais, finalement, quelque chose s'est passé : la petite Pomme touche le cœur de Margot et le nôtre, la vérité de l'observation donne la vie à ce qui n'était prévu que comme une poupée de démonstration, et on ne sait plus bien si la lecture au premier degré est la lecture selon le cœur ou selon l'esprit de sociologie. Le livre est un peu frêle, mais touchant.

Le voyage à l'étranger, de Georges Borgeaud (prix Renaudot), ne s'embarrasse pas de ces distinctions. C'est un récit tout uni, le roman de formation, vers les années 35, d'un jeune homme suisse dont la vocation religieuse n'a pas été assez solide et qui devient précepteur dans une famille belge. Peu d'incidents, rien que de banal, une prose soutenue qui nous ramène vers Fromentin, vers Jean-Jacques Rousseau, aussi vers les classiques de l'autobiographie ouverte ou voilée. Mais Georges Borgeaud est de ceux qui savent laisser vieillir dans leur cellier intérieur le vin de la jeunesse. Et le vin du souvenir est ici enivrant. Ce long et lent récit n'est pas de notre époque, ni peut-être d'aucune époque de l'histoire de la littérature (préservé peut-être par son origine suisse), mais, en même temps, il atteint une classe d'hommes d'une manière intemporelle, dans une intimité où la secrète vérité des âmes sensibles trouve son climat.