Synthèse

L'année des révisions déchirantes

Neuf mois de grisaille, de lassitude, d'immobilité où la vie publique semble endormie, comme anesthésiée, sans chaleur et sans éclat ; et puis, soudain, le tonnerre, et trois mois de tohu-bohu, de tension, de mouvement, trois mois qui, de toute évidence, marquent une rupture et amorcent de grands changements : ainsi apparaît cette année politique 1973-74, étrange et contrastée, l'année des révisions déchirantes.

Bien entendu, c'est l'aggravation de la maladie du président de la République qui, tout au long du dernier semestre de 1973 et du premier trimestre de 1974, explique l'atonie du pouvoir ; et c'est la mort de Georges Pompidou, le 2 avril 1974, qui donne le signal de l'effervescence et du bouleversement. Pourtant la santé du chef de l'État n'est pas la seule cause de la monotonie quiète ou inquiète des neuf premiers mois, si sa brusque disparition se trouve naturellement à l'origine des rebondissements qui suivent. D'autres raisons, de circonstances et d'hommes, ont joué, qui ont pesé d'un poids non négligeable sur l'évolution de la situation et sur son dénouement.

Au début de l'été 1973, l'état des affaires de la France semble relativement satisfaisant, du moins aux yeux du pouvoir et de ses partisans, et le climat intérieur paraît plutôt calme, par comparaison avec les difficultés que rencontrent maints autres pays, avec les troubles qui s'y manifestent parfois. La majorité, aiguillonnée et ouvertement patronnée par le président de la République, a gagné les élections législatives du mois de mars, échéance délicate, ce qui lui laisse en principe le champ libre jusqu'à la fin du mandat présidentiel, en 1976. Le second cabinet Messmer, constitué après le scrutin, tandis qu'Edgar Faure accédait à la présidence de la nouvelle Assemblée, a accueilli dans ses rangs des hommes nouveaux ; Maurice Druon (Culture) et Jean Royer (Commerce) incarnent la rigueur, Michel Poniatowski (Santé publique) et Jean Taittinger (Justice) une certaine ouverture. Le départ de Michel Debré, remplacé aux Armées par Robert Galley, a donné la mesure des progrès du pompidolisme, où Raymond Marcellin (Intérieur), Joseph Fontanet (Éducation nationale) et surtout Valéry Giscard d'Estaing (Finances) et Jacques Chirac (Agriculture) font figure de chefs de file.

L'emprise du château (c'est ainsi qu'on nomme volontiers l'Élysée parmi les élus gaullistes) s'est, croit-on, renforcée. Ou du moins l'entourage présidentiel, particulièrement Pierre Juillet, conseiller personnel et ami du chef de l'État, et Marie-France Garaud, qui le seconde, tend-il à prendre une importance croissante. Ce fait n'est évidemment pas sans relation avec la maladie du président. Quant au Premier ministre, il ne parvient toujours pas à s'imposer à l'opinion, non qu'il suscite l'hostilité, mais plutôt parce qu'il ne rencontre que l'indifférence.

Telle est la physionomie du pouvoir en juillet 1973 face à une opposition rassemblée autour du programme commun de gouvernement, dont les communistes dirigés par Georges Marchais, les socialistes conduits par François Mitterrand qui apparaît de plus en plus comme le leader de la gauche, les radicaux de Robert Fabre ont fait leur cheval de bataille. Deux crises extérieures, deux affaires intérieures vont occuper le devant de la scène au cours du second semestre de l'année, tandis que d'autres débats, moins importants sinon moins animés, se poursuivront à l'arrière-plan.

Un été passionné

La crise monétaire puis la crise pétrolière seront la toile de fond sur laquelle s'inscrit d'abord un été passionné.

Le premier thème de discussions, voire d'agitation, c'est l'affaire Lip. Ce qu'on retiendra de ce conflit, c'est sa charge affective, symbolique et finalement politique.

Grossissant et déformant sans doute les éléments de l'affaire, le public a ressenti la grève Lip comme une double démonstration : une usine importante fonctionnait sans patron, sans propriétaire au sens capitaliste, gérée par son personnel, ensuite le dynamisme et l'imagination de la base balayaient les habitudes, les règles et les scrupules du syndicalisme classique et imposaient l'unité. Même discutables, même forcées, ces deux idées ont été reçues ainsi bien au-delà de Besançon, dans la France entière. Une troisième idée nouvelle s'est également imposée lorsque, le 14 août, la police a expulsé les travailleurs et occupé les installations : la force ne peut venir à bout d'un mouvement puissant, spontané et quasi unanime.