Fait plus important encore, les travailleurs français, restés rares, ont beaucoup changé d'activité. La réserve de main-d'œuvre agricole, très abondante, l'a permis. 29 % des Français étaient paysans en 1950, 12 % seulement en 1972 ! Mais, alors que 36 % se trouvaient dans les services (métiers de bureau, etc.) en 1950, 49 % y travaillent maintenant. Ce transfert de main-d'œuvre, l'industrie servant d'écluse (sa part dans l'emploi n'est passée que de 35 % en 1950 à 39 % en 1972), n'a été possible que grâce à un fort exode rural : – 3,3 % par an de 1949 à 1968, ce qui correspond au départ de 2,5 millions de paysans. De même, le monde des artisans et des petits commerçants a diminué : 400 000 patrons ont disparu.

Le capital

Au cours de la période, les Français ont incontestablement fourni un considérable effort de formation de capital, qui a permis d'accroître et de moderniser les capacités de production et, par conséquent, d'accélérer la croissance. L'investissement des entreprises (en machines, équipements...) a augmenté sensiblement plus que la production, alors que la consommation des particuliers a moins progressé. Voilà un changement de comportement très significatif par rapport à la période de l'entre-deux-guerres, où non seulement les Français n'investissaient plus, mais ne remplaçaient même pas les équipements usagés.

Ainsi, depuis la guerre, les Français ont-ils accepté de ralentir la progression de leur train de vie pour former du capital productif : la France est devenue plus capitaliste. Les investissements des administrations (écoles, routes et autres équipements collectifs) et ceux des particuliers (le logement) ont augmenté plus rapidement encore – mais l'effort porte sur des montants relativement limités (3,5 et 5 % du PNB, respectivement).

Il reste que la part de l'investissement total dans le PNB est montée de 17,4 à 26 % du début à la fin de la période, tandis que celle de la consommation privée a régressé de 63,9 à 56 % (pourcentage qui s'applique, naturellement, à un montant très agrandi). Les Français se sont donc montrés plus sobres qu'on ne leur en a fait la réputation.

Productivité

Toutefois, les ressources accrues en travail et en capital n'expliquent pas toute l'augmentation enregistrée dans la production depuis la guerre. Il s'en faut de beaucoup : d'après certains économistes, la moitié seulement de la croissance réalisée vient de l'augmentation quantitative et qualitative des facteurs de la production.

L'augmentation du volume de travail (– 0,1 %) et de capital (+ 1,1 %) ne rend compte que de 1 % des 5 % d'expansion annuelle de 1951 à 1969. La prise en compte des éléments qualitatifs (âge, degré d'instruction ou mobilité de la main-d'œuvre, modernisation des machines...) en explique encore 1,4 % (1 % pour le travail et 0,4 % pour le capital).

Une demande accrue de la part des investisseurs et des consommateurs explique enfin 0,1 % du taux de croissance. Reste donc un résidu inexpliqué de 2,5 %, soit exactement la moitié du taux de croissance réalisé !

Ce facteur résiduel, passé de 1,1 % sur la longue période à 2,5 % dans l'après-guerre, indique que la croissance économique ne procède pas seulement, ni même principalement, du développement des facteurs traditionnels de la production (travail et capital), mais d'éléments d'une autre nature, qui rendent plus efficace l'utilisation des ressources.

C'est l'accroissement de la productivité (ou production par travailleur et par machine) qui mesure la contribution fournie par ce facteur résiduel. Ainsi, pendant ces vingt années, la productivité du travail s'est accrue de plus de 5 % par an – ce qui n'était jamais arrivé. Mais à quoi tient ce miracle de productivité ?

Il semble que le rôle déterminant dans l'expansion française d'après guerre ait été joué par le renouveau démographique, le progrès technique, l'amélioration de la gestion, l'intervention de l'État (par le Plan, entre autres voies), l'ouverture des frontières, mais aussi et surtout par l'attitude même des Français : la priorité donnée au travail sur le loisir, l'aspiration au bien-être matériel, en un mot l'acceptation de l'aventure industrielle.