La plupart des services publics ont atteint la limite de saturation ; à tout moment, on risque l'asphyxie dans les villes, l'émeute dans les trains de banlieue, la crise de nerfs sur le téléphone. Les jeunes ménages, dont le nombre s'élève brusquement du fait de l'arrivée à l'âge du mariage des générations plus nombreuses nées depuis la guerre, ne trouvent pas de logements. Le changement, lui-même, est source de mécontentements, comme on l'observe depuis longtemps chez les agriculteurs condamnés à l'exode et, plus récemment, chez les commerçants menacés par l'urbanisation et le développement des supermarchés. On a même vu, au printemps 1970, le Palais des Sports, à Paris, rempli par un meeting de cadres, saisis, à leur tour, par une fièvre d'action revendicative.

L'un des objectifs du Ve plan les mieux réalisés, la concentration des entreprises françaises, est lui-même une source de difficulté. Cette dissociation entre l'accélération des changements sous l'effet des phénomènes économiques et la résistance des corps sociaux constitue le problème de fond que la France doit résoudre. Une dévaluation, fût-elle réussie, ne peut pas y suffire. C'est pourquoi le gouvernement a essayé de s'engager dans une voie plus ambitieuse, dont Jacques Chaban-Delmas a défini les grandes orientations dans son discours à l'Assemlée nationale, sur le thème de la nouvelle société, le 16 septembre 1969.

Ce discours dénonce la société française comme une « société bloquée », à cause d'une industrialisation insuffisante, d'un fonctionnement défectueux de l'État et du conservatisme des structures sociales. « Nous avons des appétits de consommation qui sont ceux d'une société très développée, sans posséder la base industrielle d'une telle société », précise le Premier ministre. Celui-ci s'en prend à l'« esprit de caste » et aux idéologies : « Nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu'en faisant semblant défaire des révolutions. » Pour construire une « nouvelle société, prospère, jeune, généreuse et libérée », J. Chaban-Delmas propose une série de réformes : priorité à l'enseignement technique, autonomie de gestion des entreprises nationales, libéralisation de l'ORTF, réduction de la durée du travail, rajeunissement du Conseil d'administration des entreprises, création d'un Institut de développement industriel, distribution d'actions aux cadres des entreprises, réforme des conventions collectives entre patronat et syndicats, revalorisation des salaires des ouvriers (moins bien payés en France qu'à l'étranger, alors que c'est l'inverse pour les employés et les cadres), réforme de la Sécurité sociale.

Le VIe plan

La nouvelle politique est mise en œuvre progressivement, et non sans rencontrer des obstacles jusque dans les rangs de la majorité parlementaire. Elle a, notamment, orienté les travaux préparatoires du VIe plan (1971-1975) en faisant de celui-ci principalement un plan d'industrialisation. Celle-ci apparaît comme le levier avec lequel on fera bouger la société française ; on la débloquera.

Dès le début de 1970, l'IDI (l'Institut de développement industriel) est créé, avec une dotation financière de 1 milliard ; il est confié à un banquier, Maurice Schlogel, qu'entourent des managers de l'industrie. Cette initiative s'inspire d'exemples étrangers, notamment de l'IRI (Institut de reconstruction industrielle) italien et de l'IRC (Office de réorganisation industrielle) anglais. Il s'agit d'organismes d'État, dotés de fonds publics, pour intervenir dons les entreprises selon des méthodes de gestion privées et en association avec des capitaux privés. La technique paraît mieux adaptée que les nationalisations, car elle est plus souple, ne crée pas de chocs politiques brutaux ; elle permet de faire et de défaire des mariages entre capitaux publics et capitaux privés ; elle met l'accent sur la gestion plus que sur la propriété.

Souplesse d'utilisation

En Italie, l'IRI (créé avant guerre en raison de la crise économique mondiale) a contribué de façon décisive à l'industrialisation d'un pays encore largement sous-développé à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il contrôle de nombreuses entreprises dans la sidérurgie, l'automobile, la construction navale, les transports, la chimie, l'alimentation, l'électronique, etc.