Plus qu'ils n'apportent une nouvelle pièce au dossier du débat entre l'impressionnisme et l'expressionnisme, les peintres flamands de l'Orangerie nous rappellent que l'art moderne n'a cessé de chercher sa voie entre une ironie complice et une dérision douloureuse.

Matisse
(Grand Palais et Bibliothèque nationale, Paris, 22 avril-21 septembre 1970)

« Jean Puy m'a raconté qu'à la guerre de 1914 il y avait dans les deux sections de camouflage, l'une dirigée par Segonzac et l'autre... par qui ? en tout cas, chacun avait un lapin comme mascotte, appelé l'un Picasso et l'autre Matisse ». Cette pioupiouesque incarnation des deux pôles de la peinture qu'en 1941 Matisse rappelait dans une lettre à Camoin, l'exposition du Grand Palais nous l'explique. Fort intelligemment présentée par Pierre Schneider, grâce aux conseils des fils et de la fille d'Henri Matisse et des prêts exceptionnels des musées russes et américains, elle rend manifeste l'évolution créatrice du peintre, dans ses principes et ses doutes, ses élans et ses remords, avec une telle sensibilité (qui rapproche notamment les sculptures des deux versions de la Danse et de la Musique peintes pour Stchoukine, ainsi que des papiers découpés et des vitraux de la chapelle du Rosaire, donnant ainsi un saisissant résumé des recherches d'équilibre entre le dessin et la couleur) que certains ont voulu voir du désordre et de l'arbitraire là où la disposition des toiles nous convie à revivre les émotions et les découvertes, « la floraison d'un effort énorme, sincère et difficile ». Aussi ne regretterons-nous pas la part réduite faite à la période 1920-1931, que l'on veut de plénitude et qui n'est, au dire de Matisse lui-même, que celle d'« une peinture d'intimité ». Mais il nous est montré par de forts exemples qu'une œuvre qui évoque la joie de peindre s'est élaborée au milieu des inquiétudes, des audaces, des retours à la tradition, des sursauts libérateurs : la Leçon de piano et la Leçon de musique, toutes deux peintes en 1916, appartiennent bien à deux univers différents.

« Découpés à vif dans la couleur », Acrobates et Nus bleus nous donnent, au seuil du Grand Palais, la note haute qui nous incitera à chercher dans l'œuvre des premières années la promesse du grand artiste. Mais entre l'élégant réalisme de la Serveuse bretonne de 1896 et la liberté de l'Escargot de 1953, gouache découpée qu'il définira comme un « panneau abstrait sur racine de réalité », Matisse, selon le conseil qu'il donnait à ses élèves de l'atelier de la rue de Sèvres, a appris à « marcher fermement sur le sol avant de danser sur la corde raide ». Matisse le coloriste fut longtemps tenu pour « savant dans l'art des gris », ainsi que le jugeait son ami Evenepoël. Copiant Chardin et imitant Courbet, il s'efforçait de « faire chanter des lumières d'une harmonie assourdie ». Et puis, l'année même où Proust et Reynaldo Hahn, suivant les conseils du peintre franco-américain Alexandre Harrison, se rendent à Penmarch, « sorte de mélange de la Hollande, des Indes et de la Floride », Matisse, sur ces mêmes rochers bretons, en compagnie d'Émile Wéry, voit la couleur percer ses brumes et ses marines grises : « Je revins de mon voyage, dira-t-il, avec la passion des couleurs de l'arc-en-ciel. » Ces couleurs qui éclateront dans ses paysages corses en 1898. Mais le fauvisme ne sera consacré qu'en novembre 1905, avec la Femme au chapeau. Entre-temps, Matisse aura retrouvé les bruns et les gris, il aura peint les puissantes constructions du Nu aux souliers roses, il aura sculpté les formes solidement naïves du Serf et de Madeleine. Entre valeurs et couleurs, Matisse hésitera longtemps, sinon toujours. Dans l'Atelier sous les toits, peint à Bohain en 1903, tout ce que sera, ce qui sera Matisse est déjà là, et la pièce et la table et la lumière, mais emprisonnée par la fenêtre. Lieu d'échange, de passage entre l'extérieur et l'intérieur, la fenêtre est un thème de prédilection de Matisse : ouverte sur le large (Fenêtre ouverte, 1921), striée de Persiennes (1919) ou voilé d'étoffe (le Rideau jaune, 1914-1915). « La croisée, dit Pierre Schneider, est à Matisse ce que la croix fut aux artistes romans ou byzantins ». Toute son œuvre est un effort pour établir une « circulation » entre les choses, les êtres, les couleurs. Art de méditation, elle fait de la couleur non un simple « coup de gong », mais l'élément d'une harmonie fondée sur le sentiment entre le sujet, le peintre et la toile. Matisse renonça vite aux procédés scientifiques hérités de Seurat comme à la symbolique inspirée de Gauguin. Peindre pour Matisse, c'est « prendre possession du sujet », sans autre intermédiaire que sa sensibilité et sa sincérité : « Je travaille sans théorie, écrit-il en 1908. J'ai seulement conscience des forces que j'emploie et je vais, poussé par une idée que je ne connais vraiment qu'au fur et à mesure qu'elle se développe par la marche du tableau. »