Mais le jeu des oppositions et des correspondances faisait surtout retenir, à côté d'une curieuse pièce de l'école florentine du XVe siècle, qui, parmi 9 hommes célèbres, réunissait Osée et Sardanapale, l'éclat d'un nu féminin de Dürer, sur fond noir, le caprice d'une Jeune Sorcière prenant son vol de Goya, le vertige d'une Architecture imaginaire de Piranèse, le Renard de Klee, esquisse d'un inquiétant bestiaire.

Chagall
(Grand Palais, Paris, 13 décembre 1969-8 mars 1970)

« Je voudrais toutes ces pensées et ces sentiments les cacher dans la queue opulente d'un cheval de cirque et courir après lui, comme l'autre petit clown, en demandant la pitié afin qu'il chasse la tristesse terrestre. » Chagall nous donne peut-être ainsi la clé d'une œuvre multiforme dont la rétrospective a inauguré les nouvelles salles d'exposition du Grand Palais. De Vitebsk à Vence, à travers ses tableaux, ses sculptures, ses gravures, ses tapisseries, ses vitraux, la manifestation du tragique a toujours pris pour Chagall la forme d'une « représentation » exemplaire : cirque et message biblique forment ainsi les deux pôles d'une œuvre qui, en dépit d'un foisonnement peu commun, témoigne d'une remarquable unité.

Il est particulièrement significatif que nous soyons accueillis dès le seuil par des décors de théâtre, le « jeu millénaire » : études pour le plafond de l'Opéra de Paris, costumes pour la Flûte enchantée, rideau de fond du ballet Aleko et surtout l'étonnante maquette d'une peinture murale pour le théâtre de Francfort : cette Commedia dell'arte dépasse le registre de la simple évocation d'un genre dramatique pour nous introduire de plain-pied, par sa femme-cheval et son homme-violoncelle, dans le monde merveilleux des métamorphoses quotidiennes où les êtres, les objets familiers, les souvenirs, les désirs désespérés se heurtent et s'interpénètrent. Et ces conflits et ces accords, Chagall les éprouve au plus profond de son être par l'émotion de son enfance resongée et son pouvoir d'émerveillement, intact comme lorsque, dans ses premières années, au soir de Pâques, il attendait le prophète Elie « sous l'aspect d'un vieillard chétif, d'un mendiant voûté, avec un sac sur le dos et une canne à la main ». Déjà les patriarches et les prophètes lui étaient aussi proches que son grand-père de Lyozno, et le contact du dos rond et chaud du premier cheval qu'il tentait de monter lui révélait la vie secrète de ces êtres silencieux qu'il représentera ensuite avec une affection persistante : « J'ai toute ma vie dessiné des chevaux qui ressemblent plutôt à des ânes ou à des vaches (...). Je pourrais courir sur un cheval pour la première et la dernière fois, vers l'arène brillante de la vie. J'aurais la conscience du dépassement, celle de ne plus être isolé... »

L'étrange, le surnaturel ne sont pas pour Chagall des lieux de fuite, de retranchement, mais, au contraire, des moyens de communier avec le plus grand nombre possible de formes vivantes. Amants entrelacés survolant les villes, coqs annonciateurs et curieux, fleurs animées expriment par la liberté de leurs arabesques et leur naturelle apesanteur le besoin d'amour de l'artiste.

Ce besoin, délicatement exprimé dans les gris et les bleus de Ma fiancée aux gants noirs (1909) ou affirmé avec éclat dans le Portrait de Vava et le flot audacieux des couleurs que disciplinent les céramiques (1948-1958), trouve sa satisfaction sublime dans le chatoiement du Cantique des Cantiques : « Voilà qu'il me vient dans la tête un autre monde. Il ne rappelle pas la comédie humaine. »

Et pourtant ce « jeu » ne cesse de lui être présent. De même qu'il s'arrête, dans la Bible, aux épisodes les plus familiers, qu'il traite sur le mode de l'églogue ou du conte oriental (la Bénédiction à Ephraïm et à Manassé, les Trois Anges de Mambré, la Danse de Myriam), de même tout événement heureux ou angoissant provoque en lui un humour mélancolique, qui le ramène aux petites choses, aux petites gens : balayeur de la Mort (1908), conducteur de la Madone au traîneau (1947), bestiaire des Amoureux de Vence. Chagall est un grand réaliste, non seulement dans les scènes bonhommes de la vie campagnarde russe (la Noce, la Maison bleue, la Vie paysanne, l'Auge), mais aussi dans les déplorations tragiques de ses crucifixions ou de la Guerre (1964-1966). Ce réalisme va cependant au-delà de l'anecdote. Comme le fait remarquer J. Lassaigne, « Chagall possède une perception physique s'étendant à des nuances insoupçonnées, à des détails encore informulés, à des radiations qui échappent à tous ». C'est ce rayonnement secret qui relie des œuvres comme le Marchand de bestiaux (1912) et l'Écuyère (1931) aux grandes compositions des vitraux de la cathédrale de Metz et des tapisseries du Parlement de Jérusalem. Commencée dans la contemplation solitaire de son propre élan intérieur (Autoportrait aux sept doigts), l'œuvre de Chagall s'achève, se poursuit, dans un épanouissement messianique et monumental : « Combien de fois ai-je pensé, écrit-il dans son dernier ouvrage paru aux éditions Verve, à faire couler mes couleurs pour qu'elles deviennent un fleuve, à jeter sur ce fleuve un pont sur lequel j'aurais voulu marcher, parler... d'amour et de crucifixion. »

L'art flamand d'Ensor à Permeke
(Orangerie des Tuileries, Paris, 21 février-20 avril 1970)

Dix-huit Flamands à l'Orangerie. « Les derniers peut-être, dit Paul Haesaers, à se rattacher à une tradition régionale et séculaire ». L'Entrée du Christ à Bruxelles n'aurait-elle donc pas marqué le début d'une ère nouvelle ? Certes, chez tous ces témoins privilégiés de l'art flamand de la fin du XIXe et du début du XXe siècle on retrouve le goût de l'objet familier, la lumière des grands ciels lavés, la douceur des scènes domestiques, l'éclat des kermesses populaires, et l'Hiver en Flandre de Valerius de Saedeleer nous renvoie spontanément à Bruegel. Mais plus que les liens qui rattachent deux ou trois générations de peintres à un pays et à un style d'expression nous sont sensibles les ruptures, les déchirements qui offrent d'un même artiste des visions contradictoires. À l'exemple d'Ensor, qui passe de la violence satirique de ses masques aux calmes contours de natures mortes à la Manet, ou de Permeke, qui allie un appétit sanguin de la vie à l'émotion naïve devant le paysage quotidien, chaque peintre ou sculpteur nourrit son petit démon intérieur : l'inquiétant et méticuleux Gustave van de Woestyne, l'étrange Jakob Smits, le fantasmatique Frits Van den Berghe, le malicieux Tytgat, le délicat Hippolyte Daye, le violent Brusselmans, le précis et ironique Spilliaert, Henri Evenepoël surtout, qui peignit des foules colorées, des vieillards solides, des enfants capricieux, et en qui son maître Gustave Moreau voyait un « peintre de la mort ». Ce besoin de déguisement si violemment exprimé par le solitaire d'Ostende n'est-il pas alors une manière d'exorcisme, le carnaval comme thérapeutique, non pas dans l'élan libéré de la Folle Danseuse, de Rik Wouters, mais dans le piétinement irritant de masques dont le rôle n'est pas de dissimuler visage et personnalité, mais de révéler les angoisses. Violence expressionniste et méditation inquiète rythment ainsi la vie de la communauté de Laethem-Saint-Martin, où dès 1893 nombre d'artistes cherchèrent à échapper aux contraintes sociales. Mais alors que George Minne y trouve un asile où il « dessine et sculpte ses craintes » sous la forme de Maternités stylisées et mystérieuses, Albert Servaes, prophète truculent, se compose avec son Chemin de Croix un mysticisme convulsif.