Aux frontières du roman, un peu plus loin, nous rencontrons d'abord le beau livre, le beau chant de Gaëtan Picon, Un champ de solitude. Il y a sans doute une trame narrative volontairement assez lâche, une histoire d'accident de voiture qui entraîne un retour sur le passé et une reprise de conscience. Mais l'essentiel, c'est la réflexion dans le miroir d'une grande prose lyrique, où rien n'est laissé au hasard des mots, où tout est gouverné par le souci de la stricte vérité : entre la solitude et l'amour, quel chemin suivons-nous jusqu'à la mort ? et comment cette mort, non point consentie mais envisagée, peut-elle être notre mort à nous, le dernier facteur non d'une addition, mais d'une somme, tandis que l'art, ici l'art d'écrire, joue peut-être d'une manière anticipatrice pour la parole, contre le destin. Le philosophe et le poète chez Gaëtan Picon s'unissent pour essayer de transcrire cet unique nécessaire de l'écrivain d'aujourd'hui, le chant de la plus grande profondeur de l'âme.

Aux frontières du récit, du côté de la nature, Maurice Genevoix a réuni une fois de plus, dans Tendre Bestiaire, une galerie de portraits d'animaux tracés comme par un naturaliste, au sens scientifique et au sens littéraire, mais il y a quelque chose dans son regard et dans sa manière qui, tout en laissant les animaux exactement à leur place, nous apporte des lumières sur cet autre vivant, l'homme.

Aux frontières du récit, du côté de la surnature, Marcel Schneider, grâce à la Nuit de Longtemps, nous conduit, porte d'or, porte de corne, parmi les songes du sommeil et les songes éveillés qui découvrent la projection de notre ombre gigantesque et déformée sur la paroi de notre conscience. Et, franchissant avec armes et bagages la frontière du récit fictif et du récit historique, Françoise Mallet-Joris a exploré Trois Âges de la nuit, en nous racontant trois épisodes poignants du grand âge de la chasse aux sorcières (c'est-à-dire le xvie et le xviie siècle).

L'histoire littéraire

La vie littéraire d'une année comporte encore bien d'autres aspects, mais il faudrait pour chacun un article spécial : ainsi, pour l'histoire littéraire, il faudrait se demander à quels écrivains du passé nous nous sommes intéressés en dehors du hasard des thèses et des anniversaires, quelles questions nous leur posons. André Billy, dans une de ces rapides et vives biographies pour lesquelles il a le tour de main, a ainsi fait revivre l'Abbé Prévost, tandis que, faisant appel à toutes les ressources des sciences annexes de la critique, à l'ethnographie comme à la psychanalyse et à l'histoire, Marc Soriano publiait un gros livre très passionnant sur les Contes de Perrault (sans oublier, pour Prévost, la grande étude de Jean Sgard, et, pour Perrault, les protestations d'un éditeur du texte, Gilbert Rouger, qui parlerait pour un peu des contes de Soriano...). Il faudrait parler des livres de critique comme le troisième Répertoire de Michel Butor, des livres scientifiques comme les troisièmes mythologiques de Claude Lévi-Strauss, l'Origine des manières de table, faire une place à la linguistique, et dans un autre ordre d'idée mentionner les réactions d'écrivains devant la science comme dans les Questions aux savants de Pierre-Henri Simon.

Mai 68 et le livre

Ne nous écartons pas trop de la littérature, mais nous donnerions une idée trop incomplète de la manière dont elle a vécu au cours de cette année si nous ne mentionnions pas quelques-uns des livres (il y en a eu plus de 100) consacrés à la digestion des événements de mai 1968. Réquisitoire raisonnable contre un événement fantôme, effort moins pour le mettre à sa juste place que pour le ramener à ses vraies dimensions, voici la Révolution introuvable, de Raymond Aron. Explication par l'histoire des idées (le structuralisme est-il mort sur les barricades ? La psychosociologie de Didier Anzieu et d'autres est-elle l'organisatrice de ces mystères ?) dans un sens favorable aux insurgés, voici Ces idées qui ébranlèrent la France, d'Epistemon. Effort de compréhension et mouvement de crainte, c'est l'Avenir en désarroi, de Maurice Druon. Effort de compréhension et recherche d'un prolongement dans une nouvelle organisation de la culture, c'est la Prise de parole, de Michel de Certeau. Effort de prévision, de compréhension, d'exaltation, c'est le recueil d'articles de Maurice Clavel, notre meilleur pamphlétaire peut-être, Combats d'un franc-tireur pour une libération. Effort d'approche psychanalytique sévère pour les révoltés, c'est l'Univers contestationnaire, d'André Stéphane. Et il y en a beaucoup d'autres. Brassage d'idées parfois confuses, et d'idées parfois puériles, mais signes d'une secousse importante. La littérature dont nous avons parlé dans cet article était pour la plus grande partie déjà élaborée ou en voie d'élaboration en mai 68, et il est normal que l'événement ne s'inscrive pas encore dans les travaux de cette fameuse imagination qui devait prendre le pouvoir... Mais peut-être quelque chose a-t-il changé dans l'orientation du regard, peut-être quelque chose s'est-il mis à fermenter dans les esprits, qui se manifestera mieux dans la littérature de l'année prochaine ou de la suivante. C'est d'ailleurs aussi la dernière chance de la « révolution de mai », le signe qu'elle n'a pas seulement écrit sur les murs.

Le prix Nobel de la paix 1968 a été remis à René Cassin le 10 décembre 1968, à Oslo. Le prix lui a été décerné « en raison de ses travaux en tant que vice-président de la commission de l'ONU qui, en 1948, publia la déclaration des droits de l'homme ». René Cassin est le neuvième Français à recevoir le prix Nobel de la paix, cette haute récompense. Le prix n'a été attribué ni en 1966 ni en 1967.

Lettres étrangères

C'est un chœur angoissé et inquiétant que forment cette année les voix des écrivains étrangers. Apparitions fulgurantes ou calmes résurgences, les romans américains, russes, tchèques, japonais composent une immense déploration du cauchemar de l'Histoire. Mais alors que ce malaise se manifeste, dans le domaine anglo-saxon ou asiatique, au niveau des pulsions affectives et même physiologiques, il prend dans les littératures de l'Europe de l'Est la forme d'une contestation passionnée du régime politique.

États-Unis

« Dieu n'aime plus l'Amérique, mais l'Ouganda. » Cette constatation désabusée de John Updike dans Couples révèle moins le sentiment de frustration d'un peuple qui se croyait élu qu'elle ne trahit la conscience qu'il prend de la désacralisation de la vie quotidienne.