Le plus curieux est que les Anglo-Saxons font preuve d'autant de vitalité dans le théâtre de pure distraction : faut-il rappeler que deux des grands succès de l'année ont été deux autres pièces anglaises : Black Comedy, de Peter Schaffer (théâtre Montparnasse-Gaston Baty), et l'Escalier, de Charles Dyers (Comédie des Champs-Élysées), avec un étonnant Daniel Ivernel en coiffeur homosexuel pitoyable et comique ? Quant à la pièce d'Edward Albee, Délicate Balance, jouée au théâtre de France, on en a dit beaucoup de mal : on attend toujours qu'un auteur réaliste français nous décrivît avec autant de justesse la vie d'une famille bourgeoise française...

Domaine allemand

Les Allemands eux-mêmes, longtemps silencieux, nous ont donné, avec Chênes et lapins angoras, de Martin Walser (petit TNP), une sorte de chef-d'œuvre, qui devait beaucoup, il est vrai, à la mise en scène de Georges Wilson — la seule que le directeur du TNP ait signée cette année — et au jeu de Jacques Dufilho, qui recréait pour nous les étonnements de cette éternelle victime qui, dans les époques de pacifisme, symbolise l'Allemagne, de Simplicius Simplissimus et Wozzeck à ce pauvre hère sur qui pèse tout le poids de vingt ans d'histoire allemande. Là encore, avons-nous personne en France pour trouver ce ton si juste et à la fois si comique appliqué à notre propre histoire ?

Le passé pour consolation

Du moins avions-nous le passé pour nous consoler ; on a célébré deux centenaires qui auraient dû favoriser le goût du théâtre chez nos écrivains : celui de Pirandello (né en 1867) et celui de Claudel (né en 1868).

Pirandello a eu trop d'influence sur l'ensemble du théâtre contemporain pour que plusieurs metteurs en scène n'aient pas voulu reprendre certaines de ces œuvres qui ont connu leurs premiers succès en France.

Nous avons pu revoir dans de bonnes conditions : Six Personnages en quête d'auteur (Comédie de Bourges), Henri IV (théâtre Moderne - Sacha Pitoëff), Chacun sa vérité (théâtre de la Région parisienne), Comme ci ou comme ça (théâtre de l'Est parisien). Mais c'est à l'Odéon-Théâtre de France que, avec le Jeu des rôles, qui date de 1918, j'ai vu pour la première fois comment il faut jouer Pirandello. La mise en scène avait été confiée à un Italien, Giorgio de Lullio, et, dans des décors étonnants de style Arts déco et avec l'éblouissante interprétation de Jean Dessailly, nous pénétrions enfin dans cet univers double, triple, où le tragique côtoie le comique sans qu'on sache où l'un commence et où l'autre finit. Voilà un grand spectacle pour lequel il vaudrait la peine de défendre la survie du théâtre...

Autre grand théâtre, et celui-là sur un registre majeur, la reprise de Tête d'or (Odéon-Théâtre de France), cette fois pour de plus nombreuses représentations qu'en 1960. Alain Cuny a dépassé en folie, en intensité, en grandeur tous les tragédiens existants — y compris les grands Anglais que nous connaissons. Cette œuvre démesurée trouvait cette fois sa vraie dimension : ces représentations s'inscrivaient tout naturellement dans l'effort de renouvellement théâtral tenté par le Living Theater ou par le Polonais Jerzy Grotowski.

Il est encore d'autres spectacles qui, pour s'appuyer sur des auteurs anciens, appartiennent par leur nouveauté à ce courant de liberté scénique dont je parlais au début. J'ai déjà mentionné la belle mise en scène de Jorge Lavelli pour Medea, de Sénèque. Je voudrais qu'on se souvienne longtemps de la mise en scène du jeune Patrice Chéreau pour les Soldats, de Lenz (théâtre de Sartrouville et petit TNP), cet auteur romantique qui fut le précurseur de Büchner. Lauréat du Concours des jeunes compagnies 1967, Patrice Chéreau demeure une des grandes révélations de l'année, par son goût décoratif et aussi par la fougue qu'il communique à ses acteurs, leur imposant un jeu qui, tout en ne devant rien au réalisme, recrée une réalité à la fois proche et lointaine — celle-la même de la profondeur du temps.

Sensibilité nouvelle

Autre spectacle à mettre à l'actif d'une sensibilité nouvelle et rencontrant, comme pour Chéreau, les désirs d'un jeune public : le Songe d'une nuit d'été (Cirque moderne, ex-Médrano), mis en scène par Ariane Mnouchkine, dont on n'a pas oublié la première réussite, avec la Cuisine, d'Arnold Wesker. Cette jeune femme de trente ans a cherché la signification profonde de cette féerie shakespearienne dont tout nous éloigne. Si l'ensemble avouait quelques faiblesses, sinon d'intention, du moins d'exécution, il est certain que jamais cette œuvre, difficile entre toutes, n'avait aussi bien revécu et retrouvé le chemin de la féerie, non pas reconstituée, mais vécue au niveau d'une sensibilité nouvelle.

Maisons de la culture

Si j'ai tenu à isoler ces deux spectacles, je serais injuste en ne mentionnant pas la belle mise en scène d'Antoine Bourseiller pour la Baye, de Philippe Adrien (Théâtre national populaire), avec son décor métallique et le jeu extrêmement stylisé des acteurs — mise en scène bien supérieure à la pièce elle-même —; celle de Jacques Rosner pour la Mère, de Brecht, d'après Gorki (également au TNP) ; les deux mises en scène, enfin, d'Antoine Vitez, nouveau venu, pour les Bains, de Maïakovski (Caen), et pour le Dragon, de Jegweni Schwarz (Comédie de Saint-Etienne). Mention spéciale à Hubert Gignoux, qui fêtait le vingtième anniversaire de la Comédie de l'Est, à Strasbourg, avec un pot-pourri de scènes empruntées aux répertoires les plus divers et destinées à illustrer l'idée que Hubert Gignoux et des spectateurs complices se faisaient du théâtre sous le titre de Une très bonne soirée.