Dans cette perspective, citons la Messe pour tous les temps de Maurice Béjart, qui n'appartient pas au théâtre, mais n'appartient déjà plus à l'art du ballet, puisque les textes récités — Nietzsche, la Bible, les Upanishad — y tiennent une aussi grande place que les mouvements réduits au minimum, et que la musique, faite de bruits et de rythmes pareils à ceux qu'on entend dans les temples du bouddhisme Zen. Oui, ce spectacle sur un monde en train de se faire était, de tous ceux que j'ai vus en un an, celui qui correspondait le mieux à une attente esthétique et morale, à laquelle d'autres spectacles ont aussi répondu.

C'est pour cela qu'il faut citer tout de suite, à côté du beau spectacle de Béjart, l'Antigone présentée par le Living Theater (théâtre Alpha 347), que dirigent Julian Beck et Judith Malina, et le Cimetière des voitures, mis en scène par Victor Garcia, à partir d'un texte d'Arrabal.

Texte au second plan

Ces deux spectacles doivent encore beaucoup au théâtre traditionnel, mais ils s'en écartent dans la mesure où, plus que jamais, la mise en scène, le jeu des comédiens, les procédés mis en œuvre l'emportaient largement sur le texte.

Dans le Cimetière des voitures, on ne faisait guère attention au texte d'Arrabal. Ce qui comptait, c'étaient les carcasses rouillées des automobiles savamment agencées, pareilles à de monstrueux pièges, c'étaient les instruments de supplice rudimentaires, c'était la motocyclette qu'on hissait à l'aide de grosses poulies après une fantastique procession barbare, dans le bruit des tôles frappées par des comédiens acrobates et délirants, tournant autour des spectateurs assis sur des sièges pivotants. Cela tenait de l'autosacramental sacrilège et du culte Vaudou, de la fête sauvage et de la maison de fous — et il a fallu tout le talent de ce petit Argentin, Victor Garcia, pour que tout cela crée de la beauté et, pourquoi ne pas le dire, une sorte d'harmonie profonde avec le temps que nous vivons.

Même barbarie au Living Theater, venu de New York, mais implanté en Europe depuis trois ans, avec cette Antigone adaptée par Brecht de Sophocle, mâtinée de Hölderlin, traduite mi en Français, mi en Américain de Brooklyn, où le texte s'effaçait devant les disciplines forcenées de ces beatniks crasseux et provocateurs, barbus et hystériques, et cependant plus proches de la tragédie qu'on n'en fut jamais, sauf peut-être Jorge Lavelli lorsqu'il présenta, à l'Odéon, la Medea de Sénèque, admirablement adaptée par Jean Vauthier.

La crise des auteurs français a pris cette année des proportions inquiétantes. À part le prolifique Arrabal, dont on jouait à un moment donné quatre pièces en même temps, et Armand Gatti, qui serait l'homme de théâtre le plus complet que nous avons s'il consentait à se discipliner un peu plus, les auteurs restent bien en deçà de ce que l'on est en droit d'attendre d'un théâtre actuel.

Ce n'est pas parce que La ville dont le prince est un enfant (théâtre Michel) est la meilleure pièce de Montherlant ou que l'on a repris Pauvre Bitos et l'Alouette de Jean Anouilh que je parlerai d'auteurs nouveaux. De nos auteurs d'avant-garde eux-mêmes, on ne peut signaler que des reprises : les Chaises, de Ionesco, Capitaine Bada, de Jean Vauthier, Fin de partie, de Beckett. Ceux qui ont essayé de leur succéder n'ont pas prouvé encore qu'ils marqueraient l'année théâtrale de cette pierre blanche qui sert de jalon à l'histoire. Décevants, les débuts de Philippe Adrien (la Baye, au TNP) ; peu convaincantes, les deux pièces qu'a données Roger Planchon dans son théâtre de la Cité, à Lyon-Villeurbanne (les Libertins et Dans le vent) ; plus encourageantes les pièces de Liliane Atlan (Monsieur Fugue, Comédie de Saint-Étienne), de Copi (la Journée d'une rêveuse, théâtre de Lutèce), de Jean-Claude Grumberg (Demain une fenêtre sur la rue, théâtre de l'Alliance française) et surtout de René Ehni (Que ferez-vous en novembre ?, théâtre de Lutèce), de tous le plus doué et aussi le plus désordonné dans sa trop riche inspiration. Et ce n'est pas le théâtre de boulevard, de plus en plus malade, qui peut nous consoler, s'il le pouvait jamais, car, même en cherchant bien, je ne vois que Quarante Carats, de Barillet et Grédy (théâtre de la Madeleine), qui ait apporté un peu de vie, sinon de nouveauté, à ce secteur de l'activité théâtrale.

Domaine anglo-saxon

L'ennui pour nous, c'est que cette crise d'auteurs n'est pas générale. Une fois de plus, c'est l'Angleterre qui nous donne la pièce nouvelle la plus intéressante de l'année : cette parodie de Hamlet, écrite par Tom Shippard, sous le titre de Rosencrantz et Guildenstern sont morts (théâtre Antoine), œuvre dans la tradition de Pirandello et de Beckett, trop britannique peut-être pour avoir rencontré le succès qu'elle méritait, puisqu'elle bénéficiait d'une belle mise en scène de Claude Régy, qui créait, peu après, la première pièce de Harold Pinter : l'Anniversaire, avec une troupe hors de pair dominée par Michel Bouquet, Bernard Fresson, Jean-Pierre Marielle, Delphine Seyrig et tous ces comédiens dont je ne vois nulle part l'équivalent.