Écrivain américain (New York 1888 - Boston 1953).
O’Neill n’apparaît peut-être plus comme le plus grand dramaturge américain. Mais il est sans conteste le premier. On peut discuter son talent, mais pas son rôle historique. Avant lui, la scène américaine est dépendante de l’Europe ou d’une tradition secondaire de vaudevilles, de mélodrames ou de « minstrel shows ». Quand O’Neill reçoit le prix Nobel en 1936, c’est le théâtre américain qui reçoit sa consécration internationale. L’œuvre d’O’Neill est un étrange mélange de réalisme outré et d’expressionnisme, comme si Ibsen et Bertolt Brecht vivaient en un seul homme, comme si vingt ans de théâtre expérimental européen étaient concentrés en quelques années. Les recherches dramatiques d’O’Neill ont porté dans bien des directions simultanément : l’emploi des masques, du monologue intérieur, des chœurs. Mais elles sont surtout caractérisées par une volonté à la Ibsen de débarrasser la scène des conventions du théâtre bourgeois. Au lieu des conversations de salons, O’Neill impose, dès ses premières pièces, des bouges ou des chaudières de cargos. Il incarne à lui seul, avec passion, la somme des recherches théâtrales de son temps, avec ce que cela suppose d’outrance et de succès, d’autant plus que, chez lui, la recherche technique va de pair avec une quête personnelle déchirante pour donner un sens à un univers moderne rationalisé à l’excès.
Homme de théâtre plus qu’écrivain, O’Neill n’est pas un styliste. Il faut voir ses pièces, qui perdent à être lues. La mise en scène est décisive pour cet « enfant de la balle », qui est né, le 16 octobre 1888, dans un hôtel de New York, en plein Broadway, quartier des théâtres. Son père, James O’Neill, était un acteur connu, célèbre pour son interprétation mélodramatique du Comte de Monte-Cristo. « La plupart des enfants, écrit Eugene, ont un foyer fixe. Moi je ne connus que les acteurs et le théâtre. Ma mère m’éleva dans les coulisses. » Ses dernières pièces autobiographiques, comme Long Day’s Journey into Night, révèlent combien sa famille, bohème et désunie, l’a marqué. Après des études secondaires irrégulières, O’Neill est expulsé de l’université de Princeton. Il se marie en secret, abandonne femme et enfant, part comme chercheur d’or au Honduras, puis devient acteur et régisseur de théâtre. En 1910, il est matelot sur un cargo et travaille comme ouvrier à Buenos Aires. À son retour à New York, alcoolique comme son frère, détraqué comme sa mère, qui était morphinomane, il s’installe dans une pièce au-dessus du bar « Jimmy the Priest’s », qu’il décrit dans Anna Christie et dans The Iceman Cometh. Repris par le goût de la mer, il s’engage comme matelot entre New York et Southampton, et découvre le drame de la mécanisation et du snobisme, qu’il évoquera dans The Hairy Ape.
Malade, accablé par son divorce et le suicide de deux amis, il entre en sanatorium en 1912. Il y lit les tragiques grecs, Strindberg, Nietzsche, Ibsen et découvre sa vocation. Il suit un moment les cours de composition de George Pierce Baker, à Harvard. En 1916, il s’associe à un groupe théâtral d’avant-garde, « The Provincetown Players », qui crée ses premières pièces, Thirst, Fog, Warnings, Recklessness (1914), où s’exprime le heurt entre des esprits libres et un ordre artificiel. Dans ce milieu d’avant-garde, la vie de bohème, l’amour libre (avec Luise Bryant et John Reed), la révolte politique vont de pair avec des recherches esthétiques. Dans ce théâtre, O’Neill trouve à la fois un exutoire à son besoin d’expression et une communauté qui partage son horreur du conformisme américain. Aux mélodrames et aux comédies bourgeoises, il oppose un théâtre naturaliste. Ses premières pièces évoquent la vie en mer, symbole de l’hostilité de la nature à l’homme. Mais ce naturalisme est mêlé de l’aspiration romantique d’échapper au destin.
Ces premières pièces sont en un acte, forme préférée de l’avant-garde pour son mépris des structures traditionnelles et en raison de leur faible coût de production. En 1916, avec Bound East for Cardiff, O’Neill devient le maître du genre : la pièce courte, en forme de tranche de vie, mi-naturaliste, mi-symboliste. In the Zone, The Long Voyage Home (1917) et surtout The Moon of the Caribbees (1918) forment le premier ensemble des pièces de la mer, où l’expressionnisme double un naturalisme un peu agressif. The Rope (1918) et surtout Ile (1917) sont caractéristiques de son sens de l’ironie dramatique, de sa fascination melvillienne pour la mer, symbole du destin.
En 1919, O’Neill reprend cette même inspiration dans la première de ses pièces plus amples, Beyond the Horizon. Un jeune homme qui rêve de devenir marin sur les mers lointaines séduit, par ses projets romantiques, une paysanne. Il doit l’épouser et renoncer à ses rêves, alors que son frère part « au-delà de l’horizon », dans une vie d’aventures qu’il n’aime pas. Aveuglés par l’instinct, les hommes ruinent leur vie. Cette pièce à la Zola reçoit le prix Pulitzer en 1920, comme, en 1922, Anna Christie, qui aura un gros succès à l’écran avec Greta Garbo. Dans cet autre drame de la mer, un marin essaie d’arracher sa fille à la tentation du port. Mais la fille s’y prostitue. Et elle perd l’amour de son père et de son amant. Une fin heureuse, un peu artificielle, assura le succès de la pièce.
Mais c’est The Emperor Jones, tour de force technique, qui rend O’Neill célèbre en 1921 et surtout en 1933, quand Louis Gruenberg en fait un opéra. Très courte, située dans une jungle symbolique de l’inconscient, la pièce évoque la mort d’un dictateur noir qui se rappelle ses crimes avant d’être tué par ses sujets. Originale par son emploi du monologue intérieur, elle évoque sur un fond haletant de tam-tam le conflit du bien et du mal, de la civilisation et de la barbarie. En 1922, The Hairy Ape choque plus encore. Yank, le héros, est un chauffeur de navire, une brute incapable d’être aimé ou d’être intégré même à un mouvement révolutionnaire, et qui ne trouve finalement le repos que dans les bras d’un gorille au zoo. Pour O’Neill, Yank est « le symbole de l’homme qui a perdu son harmonie animale avec la nature sans en avoir trouvé une spirituelle ».