Œdipe (suite)
Mais c’est aux alentours de 1930 que le thème va connaître un nouveau moment de faveur. En 1932, Georges Pitoëff met en scène l’Œdipe d’André Gide. D’allure simple, non sans des familiarités et des parodies, la pièce oppose à la fatalité la morale de l’individu qui puise en lui-même sa liberté inaliénable. En face de Créon, le conservateur borné, qui ne connaît que la soumission à l’ordre établi, et de l’assommant Tirésias, qui prêche la soumission religieuse, Œdipe, sûr de son droit, accuse la « très lâche trahison » de Dieu, dénonce le piège de la prédestination et affirme la supériorité morale de l’homme. Mais, pour être l’Homme, il faut être Soi, et tel sera le triomphe d’Œdipe. Sans trembler, il mène l’enquête qui conduit à la vérité sur soi ; il assume cette vérité et ne se crève les yeux que par défi, pour contempler, comme Tirésias, le prêtre aveugle, l’« obscurité divine ». Il s’en va libre, au bras d’Antigone. Bien différente est la pièce de Jean Cocteau, la Machine infernale, que Louis Jouvet joua en 1934, avec les décors et les costumes de Christian Bérard. La mise en scène, somptueuse et compliquée, contrastait avec l’austérité que Gide avait voulue pour sa pièce. À l’acte premier, où ne manque pas le souvenir d’Hamlet, le fantôme de Laïos s’efforce en vain d’apparaître. À l’acte II, le Sphinx, qui est Némésis, accompagnée d’Anubis, a pris la figure d’une jeune fille et aspire à l’amour des hommes ; elle dicte le mot de l’énigme à un Œdipe ingrat et sot. L’acte III s’intitule « la Nuit de noces », l’inceste, ici, ne laissant pas de présenter une séduction profonde. La fin, à l’acte IV, est fort originale : Jocaste s’est pendue avec son écharpe ; son fantôme apparaît, visible seulement aux aveugles, et, redevenue vraiment la mère d’Œdipe, Jocaste morte va maintenant guider son enfant aux yeux crevés. Le titre de la pièce exprime l’idée qui a guidé Cocteau, celle de la cruauté des dieux, de la maligne ironie du destin ; elle figurait dans le Prologue de son Œdipe roi, qu’il avait librement adapté de Sophocle, pour se préparer à écrire le livret d’Œdipus rex, opéra-oratorio de Stravinski, joué en 1927.
De Purcell, en 1692, à Georges Enesco, en 1932, on compte quinze compositions musicales inspirées par Œdipe. Parmi les nombreuses toiles qui mettent celui-ci en scène, citons au moins l’Œdipe expliquant l’énigme au Sphinx (1808) d’Ingres et le tableau de Gustave Moreau sur le même sujet (1863). Mais avec le film de P. P. Pasolini, Œdipe roi (1967), nous revenons à Sophocle et au spectacle. Il est frappant de constater que le thème d’Œdipe se rencontre presque exclusivement dans des œuvres théâtrales. Sans doute, toute réflexion sur ce mythe aboutit-elle à une réflexion sur le tragique, et réciproquement. Sans doute aussi, Freud donne-t-il la clé de cette énigme en nous invitant à voir dans le mythe d’Œdipe l’image même de la fatalité humaine ou de sa menace.
P. A.
➙ Mythe et mythologie.
L. Constans, la Légende d’Œdipe étudiée dans l’Antiquité, au Moyen Âge et dans les Temps modernes (Maisonneuve, 1881). / W. Beentzien, Studien zur Drydens « Œdipus » (Rostock, 1910). / C. Robert, Œdipus. Geschichte eines poetischen Stoffes im griechischen Altertum (Berlin, 1915 ; 2 vol.). / W. Jördens, Die französischen Ödipusdramen (Bochum-Langendreer, 1933). / L. A. Deubner, Œdipusprobleme (Berlin, 1942). / M. Delcourt, Œdipe ou la Légende du conquérant (Droz, Genève, 1944). / F. Dirlmeier, Der Mythos von König Œdipus (Mayence, 1948). / R. Derche, Quatre Mythes poétiques (S. E. D. E. S., 1962). / H. Watson-Williams, André Gide and the Greek Myth (Oxford, 1967). / A. Green, Un œil en trop. Le complexe d’Œdipe dans la tragédie (Éd. de Minuit, 1969). / C. Astier, le Mythe d’Œdipe (A. Colin, 1974).