Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
O

Œdipe (suite)

La méditation sur la responsabilité et la fatalité va moins loin dans l’Œdipe de Sénèque, où le chœur exalte la toute-puissance du destin. Baroque, outrée, la tragédie latine ne manque pas d’une beauté sombre et comme sanglante. L’enquête est menée par le devin aveugle Tirésias, qui, aidé par sa fille Manto, évoque des Enfers l’ombre de Laïos en une scène de nécromancie assez puissante. Jocaste se tue d’un coup d’épée, et Œdipe s’arrache les yeux, fouillant à pleines mains ses orbites creusées. Au-delà de la pitié et de la terreur, c’est l’horreur, ce superlatif du tragique, que Sénèque a cherchée dans cette histoire étrange et redoutable. Les crimes et les malheurs des Labdacides devaient inspirer encore un poète latin, Stace, dont la Thébaïde jouit d’une grande renommée au Moyen Âge.

La légende d’Œdipe connaît alors un curieux avatar : dans la Légende dorée (xiiie s.) de Jacques de Voragine, comme, plus tard, au xve s., dans le Mystère de la Passion de Jean Michel et Arnoul Gréban, Judas prend la place d’Œdipe ; il tue son père, épouse sa mère et, son double crime découvert, se jette aux pieds de Jésus pour en recevoir le pardon. Dès le milieu du xiie s., l’histoire d’Œdipe avait trouvé place au début d’une épopée anonyme, le Roman de Thèbes, inspiré par le grand poème de Stace, où manque, au demeurant, le récit des aventures d’Œdipe. Dans l’épopée médiévale, Edipus résout l’énigme du « Pin », ou « Spin », ailleurs remplacé par un géant ; Jocaste, qui n’ignore pas qu’il a tué Laïos, s’éprend cependant de lui et, pressée par ses barons, l’épouse ; ils vivront ensemble vingt ans avant qu’elle-même ne reconnaisse en lui l’enfant aux pieds percés jadis abandonné ; Edipus s’arrache les yeux et se fait emprisonner dans Thèbes ; Jocaste ne meurt pas et assiste aux querelles de ses fils, maudite pour avoir foulé aux pieds les yeux de leur père.

Le mythe réapparaît au théâtre en Italie avec la Giocasta (1549) de Ludovico Dolce. Au début de l’Antigone (1580) de Robert Garnier, on voit Œdipe qui, toujours poursuivi par le remords, se retire sur le Cithéron pour y mourir ; sa fille s’efforce de le détourner de ce projet en le persuadant qu’il est innocent ; le vieillard finit par accepter d’attendre la mort dans une caverne, sans attenter à ses jours, et la tragédie met ensuite sous nos yeux les querelles d’Étéocle et de Polynice, dont la double mort entraîne le suicide de Jocaste, puis se continue par l’histoire d’Antigone. Retiré du théâtre après l’échec de Pertharite, Corneille y fait sa rentrée en 1659 avec un Œdipe qui lui vaut un grand succès et que La Bruyère met au rang du Cid. En reprenant ce sujet, « le plus tragique de l’Antiquité », Corneille a voulu réagir contre la tragédie galante et romanesque, mise à la mode par son frère Thomas et par Quinault. Mais le problème reste de rendre conforme à la vraisemblance et aux bienséances le sujet le mieux fait pour les heurter. C’est pourquoi Corneille introduit dans son Œdipe l’histoire des amours de Thésée et de la princesse Dircé, fille de Jocaste et de Laïos ; en outre, quand l’ombre de Laïos évoquée par Tirésie déclare que le crime impuni doit être effacé par « le sang de sa race », les soupçons s’égarent d’abord sur Dircé ; cette intrigue annonce l’histoire d’Ériphile dans l’Iphigénie de Racine. Dircé, l’héroïne hautaine qui ne pardonne point à Œdipe d’être monté sur le trône à sa place, a le tort d’éclipser, par son énergie, le héros de la pièce. Dans l’ensemble, le modèle suivi est la tragédie de Sénèque, et le problème moral, propre à ce sujet, rencontre les disputes sur la grâce et le libre arbitre, alors d’une vive actualité : Thésée prononce une tirade contre la prédestination. En 1679 paraît à Londres l’Œdipus de J. Dryden et N. Lee, où se retrouvent les influences de Sophocle et de Sénèque ; mais l’évocation du spectre de Laïos rappelle aussi Shakespeare, et, de même, si l’intrigue d’Eurydice, fille de Jocaste et de Laïos, aimée d’Adraste, prince d’Argos, et de Créon, fait songer à la pièce de Corneille, le personnage de Créon est imité du Richard III de Shakespeare. La tragédie s’achève par un massacre général, au cours duquel disparaissent ensemble Œdipe, qui se jette par une fenêtre, Jocaste, leurs enfants, Créon, Adraste et Eurydice. Quant au problème moral, Dryden suggère que la raison humaine est incapable de juger en vérité du bien et du mal. En 1718, Voltaire débute au théâtre, avec éclat, avec un Œdipe, où l’on remarque une intrigue amoureuse entre Philoctète et Jocaste, qui a aimé le compagnon d’Hercule avant d’être contrainte à épouser Laïos ; l’auteur a épargné aux spectateurs la vision d’Œdipe aux yeux crevés et a placé dans la bouche de Jocaste une tirade célèbre contre la fourberie intéressée des prêtres. Le succès de cette tragédie amena une discussion entre Voltaire et A. Houdar de La Motte, qui s’inquiétait des invraisemblances inhérentes au sujet et qui en 1726 essaya de les corriger dans un Œdipe en vers, suivi d’un Œdipe en prose. Le père jésuite Melchior de Folard s’était semblablement efforcé d’améliorer le sujet dans un Œdipe publié en 1722. Le sujet de l’Œdipe à Colone, plus attendrissant, convenait mieux à la fin du siècle, et, en 1778, Jean-François Ducis combine, dans son Œdipe chez Admète, la tragédie de Sophocle et l’Alceste d’Euripide ; revenu à plus de simplicité, il extraira de sa pièce, en 1797, un Œdipe à Colone, dans lequel Polynice obtient le pardon de son père. Il en va de même dans l’Œdipe à Colone de Marie-Joseph Chénier (publié en 1818), et dans l’opéra du même titre (1787) de Nicolas François Guillard et Antonio Sacchini. Mentionnons encore les quatre pièces consacrées à Œdipe (1730 et 1731) par La Tournelle, « commissaire aux guerres », et la Jocaste (1781) du comte de Lauraguais. En Allemagne, August Klingemann imite librement Sophocle et Voltaire dans son Œdipus und Jocasta (1813) ; Gertrud Prellwitz publie en 1898 un Œdipus oder das Rätsel des Lebens, et Hugo von Hofmannsthal donne en 1906 un Œdipus und die Sphinx. Joséphin Péladan fait jouer au théâtre antique d’Orange en août 1903, un Œdipe et le Sphinx, et Saint-Georges de Bouhélier fait monter au cirque d’Hiver à Paris, en décembre 1919, un Œdipe, roi de Thèbes.