Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Divisant les philosophes en trois catégories : les matérialistes (ou dahriyyīn), les naturalistes (ou ṭabī‘iyīn) et les théistes (ou ilāhiyyīn), al-Rhazālī insiste surtout sur la réfutation de ces derniers, en l’occurrence al-Fārābī et surtout Avicenne. Il les attaque, d’une façon subtile et véhémente, sur vingt points différents, et montre que leur doctrine est contraire à la foi musulmane dans trois questions fondamentales : « l’éternité du monde », « la résurrection des corps » et « la connaissance par Dieu des choses particulières ». Se fondant sur les écrits du chrétien Jean Philopon contre Proclus, al-Rhazālī nie l’éternité du monde et affirme qu’il a été créé par un acte de volonté divine ; et au même titre, il affirme la création du temps. Sa théorie de la causalité est aux antipodes de celle des philosophes, puisqu’elle nie la nécessité qu’il y a entre la cause et l’effet, afin de justifier les miracles qui sont le fondement de la prophétie. En outre, Dieu, dans sa toute-puissance, a pu créer le monde ex nihilo : être et non-être relèvent de sa volonté. Ainsi le Créateur éternel connaît les choses particulières et pas seulement leurs « essences éternelles », comme l’affirme Avicenne ; de la même façon qu’il a créé le monde par un acte de volition, Dieu le connaît dans ses moindres particules, sans que cela soit contraire à son unité. Le troisième point soulevé par al-Rhazālī contre les philosophes est leur affirmation que seule l’âme est éternelle, tandis que les corps sont périssables. Pour lui, l’âme peut tout aussi bien choisir un corps nouveau le jour du jugement dernier, car, du moment que les corps ont des devoirs à accomplir, ils doivent être jugés (punis ou récompensés).

Un an ou deux avant sa mort (en 1111), al-Rhazālī composa une originale autobiographie, al-Munqidh min al-ḍalāl (la Délivrance de l’erreur), où il retrace d’une façon pathétique l’évolution de ses convictions religieuses. Là, il arrive à la conclusion que « la connaissance vraie est celle par laquelle la chose connue se découvre complètement, de sorte qu’aucun doute ne subsiste à son égard... c’est le degré où le cœur ne saurait admettre ni même supposer le doute ».

Par ailleurs, al-Rhazālī est l’auteur d’une monumentale œuvre théologico-mystique, Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn (« Vivification des sciences de la foi »), sorte de « guide complet à l’usage des musulmans pieux sur tous les aspects de leur vie religieuse » (W. Montgomery Watt).


En Occident

Après al-Rhazālī, la philosophie arabe « émigré » en Occident, notamment en Andalousie, où elle connaît un grand développement. Bien qu’héritière de la philosophie du Machreq, celle du Maghreb se montre à la fois plus libre à l’égard de la religion et plus fidèle à Aristote.

• Ibn Bādjdja de Saragosse (Avempace). Abū Bakr Muḥammad ibn Yaḥyā ibn al-Sā’irh, connu sous le nom d’ibn Bādjdja (l’Avempace du Moyen Âge latin), est né vers la fin du xie s. à Saragosse, où il a passé sa jeunesse. Tour à tour médecin, prisonnier et même vizir, il finit sa vie à Fès en 1138. Auteur de plusieurs commentaires de traités d’Aristote, il est surtout connu pour ses propres écrits, dont il reste un petit nombre. Toutefois, ses ouvrages principaux nous sont parvenus, tels la Lettre d’adieu, le Traité de l’âme, et surtout le Régime du solitaire (Tadbīr al-mutawaḥḥid), qui lui valut sa réputation. Ibn Bādjdja centre sa réflexion sur la possibilité de l’union de l’âme avec le divin, ce qu’il considère comme la plus haute activité de l’homme et la suprême félicité. Loin de concevoir cette union dans un sens religieux, le philosophe de Saragosse la considère comme l’étape supérieure d’une ascension intellectuelle, à travers les « formes spirituelles » jusqu’à l’atteinte de l’« Intellect Agent ». Celui-ci est le concept le plus élevé que l’homme puisse appréhender. Rejetant le mysticisme religieux d’al-Rhazālī et sa théorie de l’illumination, ibn Bādjdja estime que seule la connaissance spéculative peut conduire l’homme à la vérité. Longtemps connue par la seule analyse qu’en a donnée Salomon Munk en 1859, à partir de la version hébraïque, l’œuvre majeure d’ibn Bādjdja a été retrouvée récemment. Restée inachevée par l’auteur, elle se compose de seize chapitres « d’une densité vraiment peu commune » (Corbin). L’idée directrice du Régime du solitaire consiste à tracer l’itinéraire intellectuel qui mène l’homme-esprit à se conjoindre avec l’Intellect Agent. Ainsi, ayant atteint la perfection, les « solitaires » peuvent constituer l’« État modèle », qui rappelle fortement la « cité » d’al-Fārābī. Pour le moment, vivant des états imparfaits, ils doivent devenir ces « plantes » que cultive le « régime » préconisé par ibn Bādjdja, comme devant conduire à la béatitude du « solitaire » ; est « étranger » qui vit parmi les siens. L’idée du sage solitaire semble avoir joué un rôle dans la formation du personnage imaginé par ibn Ṭufayl, Ḥayy ibn Yaqẓān. Il faut enfin signaler l’influence d’ibn Bādjdja sur Averroès.

• Ibn Ṭufayl. Abū Bakr Muḥammad ibn ‘Abd al-Malik ibn Ṭufayl est né à Guadix, près de Grenade, dans les premières années du xiie s. Connu chez les Latins sous le nom d’Abubacer, il fut à la fois poète, médecin, astronome et philosophe. Avant de passer au Maroc comme médecin et vizir du souverain almohade Abū Ya‘qūb Yūsuf (1163-1184), il occupa les fonctions de secrétaire auprès du gouverneur de Grenade. Il mourut à Marrakech en 1186. Son œuvre principale et la seule connue est son roman philosophique Ḥayy ibn Yaqẓān, resté inconnu des scolastiques, puisqu’il ne fut traduit en latin qu’au xviie s. par l’orientaliste britannique Edward Pococke (1604-1691), sous le titre de Philosophus autodidactus sive Epistola Abi Jaafar ibn Thofail de Hai ebu Yoqdhan. Bien que reprenant le nom du personnage à Avicenne, qui a écrit un récit du même titre, ibn Ṭufayl a fait une œuvre originale. Il imagina deux îles : sur l’une, il fait vivre une société humaine avec ses lois et ses conventions ; sur l’autre, un solitaire, un individu qui « a atteint la pleine maturité spirituelle sans le secours d’aucun maître humain ». Ibn Ṭufayl décrit longuement comment le solitaire a acquis les premières notions philosophiques, et comment, de là, il est arrivé à la nécessité du Créateur. Ensuite, en réfléchissant sur son propre intellect, il prit conscience de la véritable essence humaine. C’est à ce moment que Ḥayy, à sa cinquantième année, est rejoint par Asāl, un mystique de l’île habitée ayant choisi la solitude. Là, ils découvrent ensemble que la philosophie de l’un et la religion de l’autre sont les deux aspects d’une seule et même vérité ; mais plus pure chez le premier.

Après une tentative d’aller enseigner aux hommes ce qu’ils savent, ils aboutissent à la conclusion que la société humaine est incurable, et que la perfection et le bonheur ne sont accessibles qu’à un petit nombre.

Ainsi, la philosophie arabe d’Occident, héritière critique de celle d’Orient, va culminer avec l’esprit philosophique musulman le plus puissant : Averroès*.

M. K.