Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

Nehru (Jawaharlāl) (suite)

Dans les milieux indiens, la surprise n’en est que plus grande de voir Gāndhī pousser J. Nehru en 1929 à la présidence du Congrès national indien. Il y a à cela deux séries de raisons. C’est tout d’abord l’estime et l’affection profonde que Gāndhī porte à Nehru : « Il est pur comme le cristal, il est d’une sincérité au-dessus de tout soupçon [...], le pays est en sûreté entre ses mains [...]. Quand je ne serai plus avec vous, il parlera mon langage. » Dans le style habituellement mesuré du Mahātmā, de tels éloges se passent de commentaires. Il y a sans doute aussi une raison tactique. Parmi les « jeunes-turcs » du Congrès, deux hommes pouvaient prétendre aux plus hauts postes : J. Nehru et Sūbhas Chandra Bose (1897-1945). Gāndhī joue délibérément la carte Nehru contre S. C. Bose, dont il craint à tort ou à raison un certain extrémisme.

C’est dans ces conditions que, jusqu’à l’indépendance, J. Nehru va être élu quatre fois président du Congrès : présidences entrecoupées par des séjours en prison et de nouveaux voyages à l’étranger. Ainsi, en 1938, Nehru se rend en Espagne et en Tchécoslovaquie pour étudier de visu la situation politique de ces pays. Ces voyages mettent en évidence l’audience qu’avait dès lors acquise le nationalisme indien. Pendant cette période, Nehru consigne son expérience de leader nationaliste et ses réflexions sur l’histoire indienne dans toute une série d’ouvrages : Vers la liberté, Ma vie et mes prisons, la Découverte de l’Inde. Il se donne ainsi peu à peu une stature d’homme d’État, et l’on assiste, au sein du nationalisme indien, à une curieuse dichotomie : si Gāndhī en est la tête morale incontestée, Nehru est le technicien chargé des applications pratiques. C’était une sorte de partage entre le spirituel et le temporel.

Lorsque éclate la Seconde Guerre mondiale, J. Nehru se trouve dans une situation difficile. Lui qui éprouve pour le nazisme et le fascisme une hostilité fondamentale se voit contraint de refuser le soutien indien à la Grande-Bretagne ; il déclare que seule une Inde libre pourrait participer volontairement à la guerre contre l’Axe.

Il est pendant le conflit l’une des nombreuses victimes de la répression britannique. En 1946, toutefois, en tant que président du Congrès, il est appelé par le vice-roi lord Wavell au poste de Premier ministre du gouvernement provisoire. Le leader nationaliste cède dès lors la place à l’homme d’État.


L’homme d’État (1947-1964)

Jusqu’à l’assassinat de Gāndhī, en 1948, le partage des rôles va se poursuivre. Nehru est Premier ministre, Gāndhī restant, de par son autorité morale, l’arbitre suprême. L’assassinat du Mahātmā fera de Nehru le vivant symbole de l’unité indienne et renforcera d’une façon paradoxale son autorité. Il va d’ailleurs en avoir besoin.

Quand il devient, le 15 août 1947, chef du gouvernement, il se heurte en effet à une double opposition : celle des ultras, qui n’acceptent pas la « partition » et veulent régler le problème pakistanais par les armes ; celle des conservateurs, qu’effraie son socialisme. Le programme qu’il s’efforce de mettre en pratique se résume ainsi :
— faire de l’Inde, au-delà des frontières de langue ou de caste, un pays véritablement uni ;
— renforcer cette unité en pratiquant une stricte neutralité religieuse ;
— promouvoir une politique vigoureuse de développement économique, grâce notamment à la planification ;
— édifier le socialisme, ce que l’on appellera parfois la « voie indienne » entre le libéralisme et le collectivisme. Ses adversaires ne verront d’ailleurs dans cette politique qu’un capitalisme d’État.

Il faut toute l’autorité du pandit Nehru pour imposer une politique économique qui effraie les éléments conservateurs du Congrès. En 1950, il est d’ailleurs amené à mettre ses adversaires au pied du mur en démissionnant du comité de travail du Congrès. Il est réélu président du Congrès en 1951, et son pouvoir se trouve dès lors définitivement établi. Toutes les grandes affaires politiques indiennes s’identifient avec l’action personnelle de Nehru (aidé du Sardar Patel au début) : intégration des États princiers, problème du Cachemire*, réorganisation des États sur des bases linguistiques, mise en œuvre des plans quinquennaux, etc. (V. Inde.)

Le poids politique de Nehru est tel que certains auteurs n’hésitent pas à dire qu’il transforme, même inconsciemment, la charge de Premier ministre en une sorte de principat. Il acquiert de plus une grande audience internationale et sera avec Gamal Abdel Nasser* et le maréchal Tito* l’une des personnalités les plus en vue du tiers monde, avec en outre le crédit moral que le titre de successeur de Gāndhī pouvait lui conférer. Champion du neutralisme à une époque où le monde vit la guerre froide ou ses séquelles, il s’efforce de faire progresser la solidarité afro-asiatique, la lutte contre le colonialisme, l’élaboration d’une communauté mondiale pacifique.

Deux dates illustrent bien cette diplomatie : en 1954, la visite de Zhou Enlai (Tcheou Ngen-lai) à Delhi et de Nehru à Pékin ; et surtout, en 1955, cette sorte d’apothéose des pays du tiers monde qu’est la conférence de Bandung avec ses cinq principes de respect mutuel et de coexistence pacifique : les panch śı. Certes, le neutralisme de Nehru est parfois mis à rude épreuve ou subit quelques accrocs : prise de Goa par l’armée indienne (déc. 1961), graves incidents sino-indiens en 1962, etc. Mais, même si cela exaspère certains hommes d’État étrangers, Nehru et l’Inde exercent pendant une quinzaine d’années un rayonnement international incontestable.

Quels étaient donc les secrets du prestige et de l’autorité de J. Nehru ? Porté aux plus hauts sommets par l’amitié et la confiance du Mahātmā, il sut ne pas rester un brillant second. Assez peu religieux dans un pays qui l’est profondément, extérieurement très occidentalisé, il était néanmoins accepté par tous tant son patriotisme était éclatant. Aristocrate et intellectuel, il savait toucher les masses. Peut-être est-ce dans cette série de contradictions qu’il faut rechercher l’explication du phénomène Nehru, « l’homme à la rose », « le dernier des Grands Moghols », autant de surnoms qui montrent bien la complexité du grand leader indien. Avec par-dessus tout une conscience aiguë des dramatiques problèmes qui se posaient à son pays : « Nous parlons de liberté, mais la liberté politique ne veut pas dire grand-chose sans liberté économique. Notre problème est de relever le niveau des masses misérables et dans ce but un vaste plan d’industrialisation est nécessaire » (J. Nehru).

C’est désormais à sa fille, Indira Gāndhī*, qu’il appartient justement de faire accéder les Indiens à cette nécessaire et urgente liberté économique dont parlait Jawaharlāl Nehru.

J. K.

➙ Gāndhī (M. K.) / Gāndhī (I.) / Inde.

 T. Mende, Conversations avec Nehru (Éd. du Seuil, 1956). / M. Brecher, Nehru, a Political Biography (Londres, 1959).