Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Khazès ou Rāzī

Abū Bakr Muḥammad ibn Zakariyyā al-Rāzī (Rhazès, pour les traducteurs latins du Moyen Âge) est sans conteste le plus grand médecin musulman. Né vers 864 à Rayy (ville située à une douzaine de kilomètres au sud de l’actuel Téhéran), il fit des études approfondies en mathématiques, en astronomie, en philosophie et plus tard en médecine. Deux fois directeur d’hôpital (d’abord dans sa ville natale, ensuite à Bagdad), il se déplaça beaucoup et fréquenta plusieurs cours. Il mourut à Rayy en 925 (ou 932). Son œuvre scientifique (médecine et alchimie) a été largement connue en Europe, et nombre de ses écrits, traduits en latin, ont fait autorité jusqu’au xviie s. Ses écrits philosophiques ont été longtemps considérés comme totalement perdus. Mais, grâce aux recherches minutieuses de Paul Kraus, on a pu en reconstituer onze extraits (traités philosophiques), publiés en un volume en 1939.

Philosophe hostile aux enseignements religieux, Rhazès affirme l’existence de cinq principes éternels : le Créateur, l’Âme du monde, la Matière première, l’Espace absolu et le Temps absolu. Les deux premiers — Dieu et l’Âme universelle — sont vivants et actifs ; la Matière, à partir de laquelle tous les corps sont faits, est inerte ; le Vide (vacuum) et la Durée (en arabe dahr) ne sont ni vivants, ni actifs, ni passifs.

L’origine et la destinée du monde sont décrites par Rhazès sous la forme d’une histoire symbolique où les affinités gnostiques sont nettement visibles. L’Âme, vivante mais ignorante, eut le désir de pénétrer dans la Matière et de produire des formes susceptibles de lui procurer une jouissance physique. Cependant, la Matière se déroba. Alors le Créateur, dans sa miséricorde, envoya l’Intelligence (‘aql) afin de créer ce monde dans ses formes durables et permettre à l’Âme de se délivrer de sa léthargie. Ainsi il n’y a de salut possible pour les hommes que par l’étude de la philosophie, puisque c’est par celle-ci que l’Âme accède à la connaissance du monde qui est le sien. Adversaire de l’aristotélisme en physique, Rhazès se réclame de Platon et des présocratiques, et son atomisme s’apparente beaucoup au système de Démocrite. Pour lui, la matière à l’état primitif se composait d’atomes épars, lesquels possèdent une étendue. Mélangés à des particules du Vide, ces atomes produisent les cinq éléments : l’eau, la terre, l’air, le feu et l’élément céleste. Mais ce qui fait surtout l’originalité de ce philosophe, c’est — chose rare en islām — sa critique impitoyable de toutes les religions. Rhazès dénonce violemment l’imposture « démoniaque » des prophètes ; tous les hommes sont égaux et, écrit-il, « il est inconcevable que Dieu ait distingué certains hommes pour leur donner la précellence sur la masse des autres, leur conférer la mission prophétique et les constituer comme des guides de l’humanité ». Les conséquences de cette « imposture » sont les guerres et les massacres déchaînés au nom des dogmes mensongers. Dans son éthique, Rhazès s’oppose, malgré son pessimisme proclamé, à un ascétisme excessif ; il considère le plaisir non comme quelque chose de positif, mais comme un retour à la situation normale, dont la perturbation a causé la douleur. Son Autobiographie philosophique prolonge sa Médecine spirituelle et aspire à « ressembler au Créateur ». Rhazès reste le penseur le plus audacieux et le plus libre de tout l’islām médiéval.


Les « philosophes », ou les disciples d’Aristote et du néo-platonisme


En Orient

• Al-Kindī. Abū Yūsuf Ya‘qūb ibn Isḥaq al-Kindī est le premier philosophe musulman. Aussi est-il connu comme « le philosophe des Arabes ». Originaire d’une famille aristocratique arabe, al-Kindī († Bagdad apr. 870) étudia la théologie, les sciences et la philosophie à Kūfa. Il semble qu’il ait connu le grec, mais il est certain qu’il savait le syriaque, duquel il traduisit plusieurs ouvrages. De formation mu‘tazilite, al-Kindī fut le premier à dépasser la spéculation scolastique vers la méditation proprement philosophique. Il put assimiler toutes les sciences dites « anciennes » (ou « grecques »), et consacra sa vie à les transmettre à la culture islamique. C’est par lui que la philosophie prit place dans la culture arabe. L’œuvre disponible d’al-Kindī (il reste peu de chose des deux cent soixante ouvrages connus de son temps) révèle un philosophe au sens plein de ce mot ; il était guidé par la conviction d’un accord profond entre la recherche philosophique et la révélation religieuse. La philosophie est pour lui la connaissance de la réalité des choses et inclut la théologie, l’éthique et les sciences, et la « philosophie première » concerne la « cause première ». Fortement influencé par la Pseudo-Théologie d’Aristote — qu’il fit traduire —, al-Kindī essaie, à la façon des néo-platoniciens, de concilier Platon et Aristote. Il distingue entre la « science humaine » (la logique et la philosophie) et la « science divine », qui n’est révélée qu’aux prophètes ; mais ce sont là deux degrés de connaissance, en harmonie parfaite. Le commentaire d’Alexandre d’Aphrodisias sur le De l’âme d’Aristote semble à l’origine de son célèbre De intellectu (Fī al-‘aql), où il développe la thèse de la quadruple division de l’intellect, qui eut une grande fortune dans l’histoire de la philosophie médiévale.

• Al-Fārābī. Abū Naṣr Muḥammad ibn Tarkhān al-Fārābī naquit à Wasīdj, dans le Turkestan, vers 870, et mourut à Damas en 950. C’est l’un des plus éminents et des plus célèbres philosophes de l’islām (les textes latins le nomment Alfarabius ou Avennasar). Il eut une éducation religieuse et linguistique, et fut à Bagdad le disciple d’Abū Bichr Mattā ibn Yūnus († 940), le plus célèbre logicien de son temps. Il fut appelé auprès du souverain ḥamdānide Sayf al-Dawla, à Alep, en 942, et vécut dans son entourage jusqu’à sa mort. Al-Fārābī croyait que la vérité philosophique est universelle et l’emporte ainsi sur la foi religieuse. Adoptant une position intermédiaire entre Rhazès et al-Kindī, al-Fārābī accordait une fonction importante et indispensable à la révélation prophétique. Il voulut montrer comment la philosophie grecque était capable d’apporter une réponse à toutes les questions posées par ses contemporains musulmans. Ses œuvres, très nombreuses, se divisent en parties égales, l’une se rapportant à la logique (commentaires de l’Organon, etc.), l’autre aux différentes branches du savoir : physique, mathématiques, métaphysique, musique, éthique et politique. Parmi les plus importants de ses livres, on peut citer : l’Harmonie entre les idées de Platon et d’Aristote ; un traité sur « l’objet des différents livres de la métaphysique d’Aristote » ; De scientiis (qui eut une grande influence sur la théorie scolastique de la classification des sciences) ; De intellectu ; enfin une série de traités politiques, dont Sur les principes des opinions des habitants de l’État parfait, le Gouvernement de la cité et un commentaire des Lois de Platon.