Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Les traductions

C’est là un phénomène culturel d’une importance primordiale. Il correspond à l’assimilation par les Arabes de toutes les cultures qui avaient précédé l’islām, en Orient et en Occident. Ainsi les héritages grec, persan et hindou (pour ne citer que les plus importants) vont se rencontrer avec la pensée purement arabe pour constituer ce qu’on appelle la culture islamique classique. Les initiateurs des penseurs musulmans à la philosophie grecque sont des Syriens d’origine chrétienne. Durant les ve, vie et viie s., un grand nombre d’ouvrages grecs sont traduits en syriaque par des prêtres nestoriens ou jacobites. Puis paraissent au ixe s. les traductions arabes. Le calife ‘Abd Allāh al-Ma’mūn fonde, vers 830, la « Maison de la Sagesse » (bayt al-ḥikma), et la confie à Yuḥannā ibn Māsawayh, remplacé après sa mort par le plus célèbre traducteur, le chrétien Ḥunayn ibn Isḥaq (808-873). Une véritable équipe de traducteurs, parmi lesquels son fils Isḥaq et son neveu Ḥubaych ibn al-Ḥasan, se forme alors ; utilisant des méthodes techniques avancées, ils traduisent — le plus souvent du syriaque en arabe (et plus rarement du grec) — les œuvres maîtresses de la philosophie hellénique. Il est impossible de faire le bilan de tout ce qui a pu être transmis aux Arabes ; une première liste a été établie dès le xe s. par le bibliographe ibn al-Nadīm, dans son Fihrist. D’une manière générale, les philosophes musulmans étaient familiers de la plupart des œuvres d’Aristote (plus quelques apocryphes) et des commentaires néo-platoniciens, ainsi que des œuvres principales de Platon (la République, le Timée, les Lois, etc.), de Porphyre (Isagogé) et surtout de Galien (ouvrages médicaux et philosophiques), qui semble avoir joué un rôle dans l’initiation des penseurs musulmans au stoïcisme. Soulignons enfin l’importance de certains ouvrages pseudépigraphes par l’influence qu’ils ont exercée. Ainsi la Théologie (Uthūlūrhiyā) dite « d’Aristote », qui est en fait la version syriaque des trois dernières Ennéades de Plotin, a été la base de toute la tradition néo-platonicienne en islām. Malgré les doutes exprimés par certains sur son attribution, cet ouvrage a incité maint philosophe à montrer l’accord (difficilement réalisable) entre Aristote et Platon. Mentionnons également le Liber de causis (attribué à Aristote aussi), en réalité un extrait des Éléments de théologie de Proclus. Les pseudo-Platon, pseudo-Ptolémée, pseudo-Pythagore sont très nombreux et constituent les sources d’une vaste littérature se rapportant à l’alchimie, à l’astrologie, etc.


Le néo-pythagorisme et la philosophie de la nature

Les Arabes ont pris les éléments de leur philosophie naturelle dans les œuvres de Ptolémée, d’Euclide, d’Hippocrate et de Galien, sans compter les ouvrages d’Aristote et de ses commentateurs. L’influence du pythagorisme est nettement sensible dans l’affirmation de la nécessité d’étudier les différentes branches des mathématiques et dans une mystique des nombres largement répandue. De même, le développement de la médecine a eu une grande importance dans l’évolution de la philosophie arabe.


Les « frères de la Pureté » et leur Encyclopédie

Les historiens s’accordent à dater du xe s. le texte laissé par cette société secrète de pensée, connue sous le nom de « frères de la Pureté » (Ikhwān al-Ṣafā’), et qui a son centre à Bassora. Il s’agit d’une confrérie ismaélienne, dont les membres taisent leurs noms. Leur encyclopédie philosophique est constituée de cinquante et un traités, dont les thèmes font le tour des connaissances de l’époque. Destinée essentiellement à la propagande, cette entreprise vise, selon la pédagogie chī‘ite, à éveiller « quiconque en est capable à la connaissance qu’il y a quelque chose au-dessus de la religion légalitaire littérale, la charī‘a, laquelle n’est une médecine excellente que pour les âmes faibles » (Corbin). Il s’agit donc de compléter la charī‘a par la philosophie ; car, pour atteindre la perfection, il faut purifier la religion arabe au moyen de la sagesse grecque. Il faut conduire l’adepte à vivre en s’approchant du modèle divin.

Les « frères » donnent des indications sur la constitution idéale de leur ordre restreint. En fonction de l’âge, elle comprend quatre grades spirituels : 1o les jeunes gens de quinze à trente ans, formés selon la nature, doivent à leurs maîtres une obéissance totale ; 2o les hommes entre trente et quarante ans sont instruits de la sagesse profane et de la connaissance symbolique des choses ; 3o à quarante ans, l’individu devient capable d’accéder à la loi divine (ou la réalité spirituelle cachée), et son mode de connaissance est celui des prophètes ; 4o au-dessus de cinquante ans, l’adepte fait alors partie de la classe supérieure à même de percevoir la vérité des choses, telle que la perçoivent les anges, et se trouve placé au-dessus de la nature, de la religion et de la loi.

Chaque membre doit rester fidèle jusqu’à sa mort ; mourir pour le bien des « frères » est le « djihād » (guerre sainte) suprême.

Le caractère dominant de cette œuvre collective (on connaît maintenant quelques-uns de ses collaborateurs : Muḥammad ibn Muchīr al-Bustī, Abū al-Ḥasan ‘Alī ibn Hārūn al-Zandjānī, Muḥammad ibn Aḥmad al-Nahradjūrī, etc.) est son éclectisme. Non seulement les « frères » l’avouent, mais ils en font l’éloge comme seule méthode d’accéder à la vérité suprême. Comme le dit l’épître no 4 : « Les frères ne doivent s’opposer à aucune science, ni rejeter aucun livre, ni se détourner d’aucune doctrine ; car notre opinion et notre doctrine intègrent toutes les doctrines et rassemblent toutes les sciences. »

Les « frères de la Pureté » ont eu une grande influence sur la tradition mystique en islām, surtout chī‘ite, malgré les critiques qu’ils ont subies de la part des disciples d’Aristote et des théologiens.