Natsume Sōseki (suite)
Sōseki hésite encore entre l’enseignement et les lettres, quand, en 1907, le journal Asahi lui offre une collaboration permanente. Il donne alors sa démission de l’université et, pendant dix ans, il publie tout le reste de son œuvre dans ce journal, en feuilletons d’une régularité imperturbable, que la mort seule interrompra. Toujours imperméable aux remous de l’actualité, il construit ainsi une longue série de romans exemplaires, qui feront de lui l’un des plus grands écrivains du début de ce siècle avec, dans une manière différente, Shimazaki* Tōson et Mori* Ōgai. Comme ces derniers, le problème qui le préoccupe est la difficulté qu’éprouve l’homme japonais à s’adapter à l’évolution de la société nouvelle ; comme à ceux-là, un long séjour en Europe, une approche directe de la littérature occidentale lui permettent de juger en connaissance de cause. Et comme Tōson, mais à la différence d’Ōgai, Sōseki situe l’aventure personnelle, sentimentale, familiale avant l’expérience philosophique et politique. Le problème religieux l’a préoccupé pour un temps, mais ses conclusions seront négatives : s’il rejette le christianisme après mûre réflexion, il n’a que dédain pour les sectes bouddhiques, qui n’apportent aucune réponse aux inquiétudes de l’homme moderne, le zen en particulier, dont il a fait l’expérience dans sa jeunesse et dont il dénonce avec vigueur le vain formalisme, voire l’imposture dans Mon (la Porte, 1910), porte symbolique qui débouche sur le vide.
Sanshirō (1908) décrivait déjà le désarroi d’une génération de jeunes hommes issus de familles traditionalistes et jetés sans transition dans un monde qui se veut radicalement et immédiatement autre. Le déséquilibre qui en résulte et la solitude de l’intellectuel, dont l’évolution a été plus rapide que celle de son milieu, sont le thème de Kōjin (le Passant, 1913) ; les tourments que Sōseki s’inflige à lui-même et qu’il fait subir à son entourage traduisent sans nul doute les souffrances d’un auteur affligé de fréquentes dépressions nerveuses. La maladie qui déjà le mine n’est pas étrangère non plus au découragement qui apparaît dans Kokoro (le Pauvre Cœur des hommes, 1914) : ce roman singulier, dans lequel toute une génération se reconnaîtra, traduit cependant avant tout l’espèce de stupeur qui frappe les contemporains et les acteurs de la « Rénovation » de Meiji à la mort de l’empereur, symbole du Japon moderne.
Sōseki se ressaisit toutefois et entreprend un nouveau roman, Meian (Ombre et lumière), que la mort viendra interrompre. Cette fois, c’est la vie quotidienne de gens très ordinaires que l’auteur décrit avec minutie : un homme apprend qu’il doit subir une opération assez banale ; tout se passe du reste fort bien : la convalescence commence sans histoire, et pourtant sa vie entière et celle de son entourage s’en trouvent affectées ; l’analyse psychologique de l’individu face à la maladie est poussée ici à un degré d’acuité rarement atteint. Il est clair que cette œuvre ultime doit beaucoup aux longues méditations qu’une immobilité forcée imposait à un auteur rompu à l’introspection. Il n’est que de la comparer avec un feuilleton publié en 1915 pendant une période de rémission, Garasudo-no naka (Derrière une porte vitrée), réflexions sur la vie et la mort, mêlées d’anecdotes et de souvenirs anciens et récents, et qui s’achèvent sur une vision pessimiste : la vie n’est qu’un combat perdu d’avance contre la mort, mais le suicide ne serait qu’une défaite, inutile de surcroît.
Cette attitude explique peut-être l’attrait et l’influence que Sōseki aura, jusqu’à la fin, exercés sur quelques-uns des meilleurs écrivains de la génération suivante, qui le tiennent pour le maître, en particulier Akutagawa* Ryūnosuke, dont il révèle au public les premières nouvelles quelques semaines seulement avant de mourir.
R. S.