Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

Napoléon Ier (suite)

Il reste que l’époque napoléonienne n’est pas un épisode ; par le génie de l’Empereur, elle est, au point de vue social, une période capitale de notre histoire et de l’histoire de l’Europe en ce qu’elle consolide en grande partie l’ouvrage de la Révolution. Elle est aussi le moment où apparaissent les premiers Rastignacs ; la politique économique de l’Empereur ne favorise-t-elle pas leur action ?

Mais peut-on parler d’une politique économique ? Dans ce domaine, les idées de Napoléon sont tributaires d’un siècle encore plus lié à l’Ancien Régime qu’à celui des bourgeois conquérants. Le Mémorial de Sainte-Hélène en rend compte. À la date du 23 juin 1816, Napoléon s’exprime ainsi : « Quel pas n’avions-nous pas fait, quelle rectitude d’idées n’avait pas répandue la seule classification graduelle que j’avais consacrée de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Objets si distincts et d’une graduation si réelle et si grande : 1. l’agriculture : l’âme, la base première de l’Empire ; 2. l’industrie : l’aisance, le bonheur de la population ; 3. le commerce extérieur : la surabondance, le bon emploi des deux autres. »

Napoléon regarde l’agriculture comme la principale source de richesses ; mais, en cela, il est très proche de la plupart de ses contemporains. Il aide les paysans en confirmant la ruine de la féodalité et en reprenant la vente des biens nationaux, un moment suspendue, en diminuant jusqu’en 1812 l’impôt foncier, enfin en confectionnant le cadastre. Mais la production ne connaît pas de grands changements, les techniques restent les mêmes et le paysan soumis aux préjugés du passé cherche plus à augmenter la superficie cultivée que les rendements. Avec l’introduction de cultures nouvelles comme la betterave, la gamme des plantes cultivées s’étend ; mais des études récentes ont montré que le succès connu par ces nouvelles cultures fut moins grand que celui qui était espéré par l’Empereur.

Là, comme dans l’industrie et le commerce, la politique suivie par l’Empereur est tributaire de l’entreprise qu’il mène en Europe ; d’où des contradictions que l’étude du Blocus continental permet de faire ressortir. Si celui-ci favorise d’abord, pour lutter contre l’Angleterre et lui ravir le marché européen, l’industrie cotonnière, secteur de pointe de l’industrialisation, il finit par en gêner le développement. Les Anglais interdisant la fourniture de matières premières, les fabricants en font venir à grands frais du Levant. Ils doivent néanmoins payer des droits fort lourds. Aussi le tissu se vend cher et subit la concurrence des produits de contrebande.

Napoléon n’a pas une conception maritime du commerce, et sa politique finit, malgré des relèvements spectaculaires, mais de courtes durées, par ruiner la façade atlantique jadis si florissante. Il a une conception étroitement continentale et nationale. « Napoléon voyait, comme le dit un historien moderne, L. Bergeron, la France installée au centre d’une sphère d’influence européenne dans laquelle la hiérarchie des économies viendrait nécessairement se calquer sur celle des trônes. C’était supposer à l’économie française une plasticité, un dynamisme qu’elle ne possédait pas. »

Mais l’État de Napoléon n’est pas voué à la seule fonction de gendarme, il est aussi un stimulateur et d’abord par son entreprise financière. Par la création d’une monnaie stable, le franc germinal, par celle de la Banque de France, qui cherche à décontracter le crédit, il donne au monde des affaires des instruments appréciables. Encore faut-il ajouter qu’en s’en tenant à la circulation d’espèces purement métalliques — les billets sont de grosses coupures — l’Empereur se contraignait à une politique à jamais victorieuse en Europe. Faute de celle-ci, c’était la perte de confiance et, avec la thésaurisation renouvelée, l’arrêt des affaires. Mais l’État agit aussi d’une autre manière sur l’industrie : on sait comment Napoléon soutient les expositions et apporte son aide aux innovations techniques.

Ainsi, qu’ils présentent l’Empire comme une période de « croissance dans la guerre » (E. Labrousse) ou un simple rattrapage économique, les historiens s’accordent assez largement pour revaloriser la pensée et l’action de Napoléon dans le secteur économique. Mais tous aussi reconnaissent qu’il le subordonne à la guerre. Pourquoi cette guerre ?

Elle est certes imposée par l’Europe des rois, qui veut lutter contre la contagion révolutionnaire et aussi briser les ambitions économiques de la grande nation. Quelles furent les intentions de Napoléon ? Lui-même a prétendu « n’avoir jamais bien su où il allait », n’avoir pas fait la guerre « par esprit de conquête ». En 1816, il se justifie en disant : « On ne cesse de parler de mon amour pour la guerre ; mais n’ai-je pas été constamment occupé à me défendre ? Ai-je remporté une seule grande victoire que je n’aie immédiatement proposé la paix ? » Des historiens objectent que c’est minimiser par trop une indéniable volonté de puissance. En dehors de la nécessité où il est de conserver l’acquis révolutionnaire, de préserver les frontières naturelles et de supplanter l’Angleterre dans le commerce européen, Napoléon n’a-t-il pas eu l’ambition de ressusciter l’Empire romain d’Occident ? « Une de mes grandes pensées, dira-t-il en 1816, avait été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous, morcelés les révolutions et la politique [...] J’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation [...]. Je me sentais digne de cette gloire [...]. »

« Après cette simplification sommaire [...], on eût trouvé plus de chances d’amener partout l’unité des codes, celle des principes, des opinions, des sentiments, des vues et des intérêts. Alors peut-être devenait-il permis de rêver, pour la grande famille européenne, l’application du congrès américain ou celle des amphictyons de la Grèce. » Le choix de Rome comme seconde capitale et le titre de roi de Rome donné à son héritier ne révèlent-ils pas déjà cette intention affirmée dans le Mémorial ? Par l’abolition partout où cela fut possible de la féodalité d’Ancien Régime, par la diffusion du Code civil et de l’organisation administrative française, le grand Empire fut une étape importante vers l’unité de l’Europe, même si, dans un premier temps, il mit à jour les nationalismes. Mais en politique extérieure comme dans le gouvernement de la France, Napoléon n’est pas un homme prisonnier d’un système de pensée, son action est guidée par le sens du réel. À la politique, il applique les leçons apprises sur le champ de bataille.