Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Napoléon Ier (suite)

Réaction ou révolution ? Les historiens du xixe s., tel Alphonse Aulard, jusqu’à ceux de notre époque n’ont cessé d’enfermer leurs lecteurs dans ce qui n’est, à tout prendre, qu’une fausse problématique. La réalité, même quand parfois Napoléon s’en défend, c’est qu’il est la Révolution. S’il confisque la liberté politique, il conserve de 1789 le legs fondamental : la transformation sociale. Or, cette nouvelle société qu’il consolide s’appuie sur des principes qui sont subversifs de tout l’ordre existant en Europe. Avec cette Europe des aristocrates, il ne peut y avoir de compromis. Ce sera donc la guerre, et la guerre exige l’union, la discipline, l’obéissance à un pouvoir suprême qui sauve le bien commun. La dictature de Napoléon sort de la guerre révolutionnaire.

Premier consul, Bonaparte refuse de devenir le fourrier de la Restauration. Il le fait très tôt savoir au comte de Provence et se montre sans pitié contre l’équipée de Cadoudal, à laquelle est lié le duc d’Enghien. L’exécution de celui-ci, le procès et la condamnation à mort de celui-là sont autant de « cérémonies » dont la dernière est le sacre à Notre-Dame. Ce n’est pas, comme certains feignent de le croire, une comédie, mais le point d’aboutissement d’une campagne psychologique nécessaire. Juridiquement, Napoléon a tous les pouvoirs dès 1802, il lui reste à gagner les esprits. L’année 1804 est en majeure partie consacrée par Napoléon à convaincre les Français que, « roi du peuple », il remplace à jamais « le roi des aristocrates » ; avec l’aide du pape, il sanctifie, selon les termes d’un contemporain, la Révolution. Il gouverne seul, mais se porte garant que l’égalité des droits et la propriété bourgeoise seront maintenues.

Il est vrai que Napoléon devient un despote qui, s’il écoute la France, décide pour elle. À l’échelon local, les agents de l’État, préfets et sous-préfets, font exécuter ses ordres sans qu’il soit possible de les contester. Les notables attachés au régime ne sont que des exécutants. Dans les assemblées, « les représentants du peuple » ne sont que des figurants dociles dont le recrutement s’apparente plus au mode de nomination des officiers qu’à celui des députés dans une véritable démocratie. Tous les plébiscites sont truqués, la presse est jugulée et l’indicateur de police de plus en plus omniprésent. Recensé, contrôlé, éduqué, enrégimenté, le Français perd tout moyen d’expression. Si une opposition existe pendant tout l’Empire, elle ne rallie jamais à elle qu’une frange des citoyens. Résignée puis peu à peu convaincue, la masse des Français, et notamment la classe pilote, finit par admettre ce que le maître enseigne : « La liberté n’est jamais une réalité dans les temps d’enfantement ou de croissance d’une nation. »

Mais, en échange, Napoléon donne à la société née de 1789 ses tables de la loi. Le Code civil, diffusé à travers l’Europe, en niant le concept aristocratique de la propriété, crée une forme de liberté. Acquérir, disposer sans contraintes seigneuriales et recevoir le prix des fruits de ce que l’on possède sont désormais des dogmes reconnus. La bourgeoisie obtient plus encore pour le bon développement de ses industries. C’est d’abord la confirmation de la suppression des corporations et de la liberté du travail. Napoléon désirait rétablir les « métiers », car ils étaient un moyen de contrôle possible ; il en abandonne le projet et laisse libre cours, du moins de cette manière-là, à l’initiative privée. Participant aussi à la mentalité de son temps, il place l’ouvrier dans la sujétion du patron. Il reprend les textes de la loi Le Chapelier et de la loi d’Allarde qui interdisaient les grèves et les coalitions. En justice, l’ouvrier est en état d’infériorité vis-à-vis de l’employeur. Enfin, Napoléon recrée un livret pour l’ouvrier, ainsi soumis à la surveillance des autorités et à un surcroît de pression patronale. Le mobile de l’action révolutionnaire des masses populaires urbaines avait été la faim ; leur exigence, le pain à bon marché. Ce pain, Napoléon le leur donne ; il n’y aura pas de conflit grave, et la bourgeoisie est satisfaite.

Elle l’est aussi, comme l’ensemble du peuple français, par la liberté de conscience que le régime assure. Certes, le Concordat sera assorti d’articles organiques qui tendent à transformer le prêtre en un gendarme spirituel, mais le représentant de Dieu n’est plus pourchassé. Le père, sans se cacher, peut faire entrer son fils nouveau-né dans la communauté des chrétiens, il sait que sa fille recevra le sacrement du mariage, et que le temps venu ses enfants l’enseveliront en terre sainte. Tout un pays resté profondément catholique se trouve ainsi libéré de la crainte de se trouver à jamais exclu du royaume de Dieu.

À la liberté de posséder, à la liberté de conscience s’ajoute l’égalité recherchée au travers de dix années de révolution par la bourgeoisie. Il n’y a plus de privilèges fiscaux ou judiciaires ; l’accès de tous à tous les emplois est désormais possible. Pourtant, n’y a-t-il pas, à travers la nouvelle organisation de l’éducation, la création de la Légion d’honneur et la noblesse d’Empire, la négation de ce principe d’égalité ? En fait il n’y a pas de contradictions entre les principes affirmés et l’action entreprise. Aucun des anciens privilèges dont bénéficiait l’aristocratie d’Ancien Régime ne réapparaît dans ces nouvelles institutions. Napoléon utilise les aspirations de la classe dominante pour mieux l’attacher à son régime. La bourgeoisie demandait que les plus éminents de ses membres soient reconnus dans la cité nouvelle, qu’ils forment une élite de citoyens, les premiers parmi des égaux. Cette élite, fondée non sur les liens du sang, mais sur le talent ou le mérite, est créée par Napoléon. Si la fortune, et notamment la fortune mobilière, n’en est pas le seul critère, c’est que Napoléon, tout en sachant l’alliance indispensable avec la bourgeoisie, reste méfiant à son égard. Les « notabiles », les notables, parmi lesquels seront choisis les nobles d’Empire qui remplaceront les gentilshommes de jadis, grouperont à la fois les propriétaires et « ces familles les plus considérables par leur existence antérieure qui présentent par l’étendue de leur liaison et de leur parenté dans leur département, par leurs bonnes mœurs et leurs vertus publiques et privées ». Il y joindra le fonctionnaire zélé et le militaire courageux que la Révolution lui transmet et avec lesquels aussi il est obligé de passer un compromis. Élite ancienne et élite nouvelle, toutes doivent être mues par le ressort moral qu’est l’honneur, c’est-à-dire le dévouement au bien commun. Mais cette tentative ne travestit-elle pas d’apparences le réel ? La réalité n’est-elle pas une société individualiste, égoïste et sans pitié pour les faibles ?