Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

• L’avènement et les formes de l’humanisme au ixe siècle. La notion d’humanisme qui prend corps au ixe s. est assurément le résultat de l’évolution intellectuelle dont on vient d’esquisser les grandes lignes. Fait remarquable, toutefois, aucun terme précis ne semble couvrir cette notion à cette époque ; c’est d’ailleurs seulement de nos jours que le mot insāniyya (humanités) prend aussi le sens d’« humanisme ».

Tout donne cependant à penser que le ixe s. use souvent du terme adab pour couvrir ce champ conceptuel, dont on perçoit fort bien la présence chez les esprits cultivés. À l’origine, ce terme désigne l’« élégance de l’allure », les « belles manières », l’« éducation », d’où la formation qui caractérise l’« honnête homme » ; assez tôt, peut-être dans le dernier quart du viiie s., il s’oppose à ‘ilm (science religieuse) et s’applique plus spécialement à la culture littéraire et historique, aux connaissances diverses héritées de l’Antiquité hellénique ou iranienne dans la mesure où elles viennent enrichir l’éthique de l’islām.

L’humanisme-adab exclut l’idée d’un humanisme « sans Dieu » ; l’homme qui en est porteur demeure au sein de la communauté islamique et s’en prévaut ; tout au plus a-t-il la conviction, comme l’écrit ibn Qutayba dans la préface à l’Essence des récits, que « la voie vers Dieu n’est pas Une ». Ainsi, tout en conservant vis-à-vis de la Loi et de la théologie islamiques une attitude respectueuse et soumise, ce croyant d’un type nouveau peut se réserver sur le monde de larges ouvertures ; l’infidèle n’est plus fatalement un ennemi qu’on rejette, mais une créature de Dieu qui vaut d’être étudiée, comprise, respectée ; plus ou moins hardie est certes l’analyse de cet humaniste selon ses origines ; jamais, pourtant, elle n’est une fuite devant de nouvelles tentatives d’explications. Deux noms principalement, ceux d’al-Djāḥiẓ et d’ibn Qutayba, donnent de cette attitude générale l’illustration la plus significative.

Par l’ampleur et la diversité de son œuvre, al-Djāḥiẓ* (Bassora v. 776 - id. 868 ou 869) a ouvert des voies à cet humanisme, qui débouche parfois sur des perspectives inattendues. Ibn Qutayba (Kūfa 828 - Bagdad 889) est resté peut-être plus prudent que son aîné, mais il a mieux su organiser ce qu’il avait à dire ; avant tout docteur de la Loi et théologien, il s’est acquis également comme lexicographe et surtout comme anthologue une célébrité méritée ; ses vues sur le public sont claires et dénuées d’illusions ; il connaît la superficialité culturelle des scribes et il entend bien y parer ; avec non moins d’ardeur, il s’emploie, dans son Livre de la poésie et des poètes, à condenser tout ce qu’un « honnête homme » doit savoir sur l’art des vers et sur ceux qui l’ont servi avec talent ; dans son Essence des récits, ce vulgarisateur s’élève au rang d’un véritable humaniste en donnant à ses lecteurs les plus belles fleurs de la culture iranienne et arabe grâce à des textes choisis avec une intelligence et un goût remarquables.

À côté de ces deux écrivains, bien d’autres noms seraient à citer, comme ceux d’al-‘Utbī († 842) et d’ibn al-Marzubān († 921). Cela rétablirait la perspective et nous éviterait de donner à al-Djāḥiẓ et à ibn Qutayba un relief excessif dans une galerie où nous constatons tant de vides. Par là aussi, on sentirait que l’humanisme s’est, dès son avènement, divisé en deux courants, l’un s’infléchissant vers l’œuvre littéraire, la culture du style mise au service de celle des idées, l’autre maintenant son ouverture sur l’univers et réduisant la préoccupation littéraire à un exposé simple, attrayant, inspiré par le goût de l’étrange et du passé ; le souci de l’intérêt pratique, nous dirions de la science appliquée, anime ce dernier sans l’accaparer. Nous sommes, avec cette tendance, dans le domaine tout proche de l’encyclopédisme.

• L’encyclopédisme au ixe siècle. Ici encore, le temps a exercé ses ravages. Seuls nous sont parvenus des fragments, au surplus très étendus, des œuvres élaborées par quelques très hauts fonctionnaires à l’usage des scribes de l’administration ; parfois ces vestiges donnent à penser que la géographie descriptive, les itinéraires, la situation politique et religieuse des provinces constituaient les éléments essentiels de ces encyclopédies ; c’est le cas, en particulier, des Atours précieux d’ibn Rustē († apr. 903) ; toutefois, l’ouvrage de Qudāma († apr. 932) nous apparaît dans toute son ampleur grâce à la diversité des « livres » qui le composent et qui montrent les visées encyclopédiques de l’auteur. À la fin du ixe s., l’historiographie participe des mêmes préoccupations. À ce moment, elle se détache de la littérature narrative pour devenir une vue d’ensemble sous forme d’annales ou d’exposés généraux destinés à éclairer l’« honnête homme », le dignitaire de la cour ou le responsable de l’administration, portés, par leur curiosité ou par les obligations de leur charge, à fouiller le présent et le passé. Les Annales d’al-Ṭabarī sont, pour cette époque, la réalisation parfaite de ce qu’un homme du temps pouvait souhaiter en ce domaine ; l’auteur est certes un compilateur, mais c’est également un esprit soucieux de ne rien avancer sans l’appui d’une autorité ; si parfois son travail ne nous apporte pas d’éléments nouveaux, très souvent, et en particulier pour l’Antiquité de l’Iran, de l’Empire romano-byzantin, du Yémen et de l’Arabie septentrionale, il constitue en revanche une source unique.

Même réduit à ce schéma, cet encyclopédisme nous apparaît marqué par cet humanisme fidéiste si évident chez un ibn Qutayba par exemple. Une dernière épreuve était toutefois nécessaire pour que le courant d’idées se maintînt dans la vigueur de son élan.


Expansion et culmination de la vie littéraire au Proche-Orient (entre 925 et 1050)