Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

• La prose narrative. Dès le vie s., le conte a tenu une place immense, sous ses formes les plus variées, dans la curiosité et l’imagination de l’Arabe. Grâce au Coran, nous possédons un bon nombre de récits édifiants d’origine autochtone ou judéo-chrétienne, qui, du vivant de Mahomet ou avant lui, circulaient dans la Péninsule. La figure et la vie du Prophète, l’expansion de l’islām furent autant de thèmes qui vinrent s’ajouter à ce fonds si riche. Au contact des allogènes convertis, d’autres éléments, en grossissant cette masse, lui apportèrent de nouveaux aspects sans foncièrement l’altérer ; une « geste » comme celle du héros ‘Antara, attestée dès le ixe s., en est le typique exemple. Comme les textes en vers, cette littérature narrative connut un long cheminement oral avant de recevoir la « sanction de l’écriture ». Celle-ci est intervenue le plus souvent en deux temps, grâce à des logographes iraqiens de la fin du viiie s. et du début du ixe. Cette collecte se réduisit, semble-t-il, à des opuscules d’allure historique ou biographique, dont la plupart sont perdus, mais qu’on retrouve en grande partie dans des compilations postérieures, tel le Livre des chansons d’al-Iṣfahānī († 967). De la même façon, mais sur des matériaux relatifs au Prophète et à ses compagnons ou successeurs, s’est opérée la quête des Ḥadīth, ou Traditions, si importants pour l’élaboration de la Loi de l’islām et l’histoire de la conquête arabe, et qui ont trouvé leur place soit dans des recueils comme celui d’al-Bukhārī († 870), soit dans la Conquête des pays d’al-Balādhurī († 892), soit enfin dans les Annales d’al-Ṭabarī (Amul, Iran septentrional, 839 - Bagdad 923). Dans cette prose narrative, l’art n’est certes pas absent, mais l’effet obtenu procède moins du style que de l’expérience du conteur. Ailleurs doit donc être recherché ce qui a vraiment été l’élément créateur de la prose littéraire. Constatons toutefois que celle-ci a bénéficié dès sa naissance du besoin de fixer par l’écriture cet héritage des aïeux.

• L’orateur, précurseur de l’écrivain. Dans la littérature oratoire, très abondante à l’époque omeyyade, l’intention d’émouvoir par la qualité de l’expression et l’agencement des arguments est propre à créer un style qui rompt avec l’élocution ordinaire. Dans la formation de la prose littéraire, l’art oratoire a donc joué un grand rôle ; celui-ci s’est trouvé renforcé par la place qui est désormais assignée à cet art dans la vie politique et religieuse. Très tôt, semble-t-il, des recueils de harangues mises sous les noms des grands ancêtres et des chefs de l’opposition religieuse ont été constitués ; des spécimens d’allocution solennelle ont fait figure de modèles, et beaucoup ont pris place dans l’Essence des récits d’ibn Qutayba.

Le célèbre Discours d’adieu, prononcé par Mahomet peu de temps avant sa mort et qui nous a été conservé, permet de mesurer la différence entre cette harangue d’une pathétique simplicité et les pages oratoires mises dans la bouche de quelques gouverneurs omeyyades et de certains za‘īm, ou chefs de mouvements khāridjites ou chī‘ites. Venant après le Coran, lui-même si souvent marqué par son allure oratoire, ces textes ont puissamment contribué à entretenir ce goût inné du public arabe pour le discours chargé de sonorités, de cadences et d’expressivité. D’innombrables anecdotes chez al-Djāḥiẓ et ses émules illustrent cette passion. Parler de purisme en la circonstance est à peine excessif. Ici, d’ailleurs, interviennent d’autres personnages considérables, quoique peu nombreux, qui sont les hommes de goût et les lettrés formés à l’école des grammairiens de Bassora et de Kūfa. La notion de « bon usage » semble avoir été très vivante dès la fin du viiie s. L’orateur l’incarnait. Un dernier élément était toutefois indispensable pour qu’on passât de l’éloquence orale à la prose écrite.

• L’avènement de la prose littéraire. Beaucoup d’obscurités mêlées à quelques légendes entourent les débuts de cette prose. Qu’elle soit le résultat d’une activité de convertis iraniens ne semble pas contestable. Déjà des personnages comme Ḥasan de Bassora († 728) et des pasticheurs poétiques comme Khalāf le Roux († 796) faisaient l’objet de l’admiration par leur maîtrise de l’arabe. Tels furent aussi des scribes d’origine iranienne comme ‘Abd al-Ḥamīd ibn Yaḥyā († 750), longtemps au service des Omeyyades, et son compatriote et ami ibn al-Muqaffa‘* († 757), dont on ne dira jamais assez combien l’activité fut décisive dans la création de la langue littéraire. Grâce à cet adaptateur de certaines grandes œuvres de l’Iran, la génération qui monte voit se former, se parfaire et s’imposer l’instrument d’expression dont elle ne peut plus se passer. Dans le même temps, sous l’impulsion du calife al-Manṣūr (754 - 775) et de ses successeurs, commence et s’intensifie le travail de translation des sciences et de la philosophie hellénistique par des traducteurs d’origine araméenne et juive ; ce mouvement se concrétise par une initiative qui en précise la portée et la profondeur.

Animé en effet par son goût pour la spéculation philosophique et théologique, le calife al-Ma’mūn (813 - 833) décide d’ouvrir à Bagdad la célèbre académie de la Sagesse, qui n’était pas une université, mais un organisme groupant des savants et des traducteurs versés dans l’étude des « sciences antiques ». Un Iranien, Sahl ibn Hārūn (Bassora fin du viiie s. - Bagdad av. 833), aussi attaché au passé de sa patrie qu’hostile à l’« arabicité », en reçoit la direction ; sous l’impulsion de cet esprit, sans doute un des plus lucides et des plus profonds de son temps, et avec le concours d’autres savants dans les sciences exactes, cette académie devient le centre d’une activité dont on devine plus qu’on ne mesure l’importance. Sahl entreprend par ailleurs de faire connaître à ses contemporains d’origine arabe un genre fort remarquable de l’ancienne littérature iranienne, le roman d’amour ; nous ne connaissons malheureusement pas la tendance des récits par lui translatés en arabe, mais on est autorisé à penser que ces écrits ont pu préluder au développement de l’esprit « courtois » au ixe s. Un tel mouvement constitue en soi un début et un aboutissement.