Mutanabbī (al-) (suite)
L’œuvre entière d’al-Mutanabbī a été rassemblée par lui-même, et une recension par ordre chronologique nous la présente selon son élaboration au cours du temps. L’unité en est étonnante ; elle est le reflet d’une carrière qui s’est déroulée selon une volonté parfois contrariée, mais jamais brisée ni hésitante sur le but à atteindre. L’instrument dont a joué l’artiste est arrivé à un point jugé parfait par lui ; c’est celui des maîtres du néo-classicisme, singulièrement celui d’Abū Tammām (v. 804-845), d’ibn al-Rūmī (836-896) et d’al-Buḥturī (821-897). La métrique d’al-Mutanabbī, les cadres poétiques qu’il utilise, sa langue, sa recherche de la perfection stylistique appartiennent à cette génération même. Par sa sujétion à des mécènes imprégnés de cet idéal néo-classique, par son refus de contester cet idéal, les genres qu’il traite sont exactement ceux qu’impose la vie de cour et de cénacle. Force est donc de dire que ce poète est le représentant le plus convaincu de la tradition néo-classique. Mais une personnalité comme la sienne ne se laisse point enfermer dans le cadre d’une école ; tout en demeurant respectueux des règles, elle sait en jouer, mettre à profit les moindres circonstances, saisir l’instant propice à l’impertinence, à l’affirmation de ce qui trouble et déconcerte. Dans les vers de ce poète laudatif, les thèmes se colorent ou s’enrichissent, les variations sur un poncif piétinent la banalité, la pensée se condense en formules lapidaires et passe souvent en proverbes. Dans sa carrière, al-Mutanabbī a, au surplus, eu la chance de trouver sur sa voie des mécènes de grande allure qui l’ont en quelque sorte porté au-dessus de lui-même ; à Sayf al-Dawla, il doit de s’être élevé par exemple jusqu’à l’épopée ; au Buwayhide ‘Aḍud al-Dawla revient le privilège de lui avoir fait découvrir le lyrisme de la nature. Par bonheur enfin, ce panégyriste a porté en soi une âme violente, avide de puissance, orgueilleuse jusqu’à la folie, angoissée devant la destinée, fermée à la foi, tout un ensemble de contradictoires et d’harmoniques qui l’ont maintenu dans les refus d’un pessimisme fondamental. Si le mot génie ne trouve son emploi justifié que par la survie séculaire d’une œuvre, sans nul doute on doit l’appliquer à cet artiste et à cet esprit hors du commun. Il n’est pas en effet de poète arabe qui ait inspiré plus d’études, plus de commentaires, plus d’imitations, ni suscité plus de haine et de jalousie chez des émules moins doués ; al-Ma‘arrī* a vu en lui un maître, comme plus tard Chawqī*, et si forte est l’emprise d’al-Mutanabbī que même les esprits pieux feignent d’ignorer son non-conformisme religieux ; son pessimisme s’accorde si bien avec certaines désespérances contemporaines qu’il passe aujourd’hui pour un maître à penser ; depuis cinq siècles et plus, il représente enfin dans le monde de l’« arabicité » le poète en qui la « nation arabe » découvre son symbole.
R. B.
R. Blachère, Un Poète arabe du ive siècle de l’Hégire (xe s. apr. J.-C.), About-Tayyib al-Mutanabbī (A. Maisonneuve, 1936).
