Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Musil (Robert) (suite)

Thomas, le protagoniste de la pièce, qui pourrait très bien être l’auteur des essais musiliens et préfigure le héros de l’Homme sans qualités, concilie une attitude rationnelle inébranlable avec un sens aigu et une quête passionnée de la « troisième possibilité » rejetée par la logique aristotélicienne. C’est sur ce terrain qu’il rencontre Régine, son seul partenaire spirituel, une antiréaliste et antirationaliste résolue, qui sacrifie son existence réelle à l’utopie d’une « autre » possibilité d’être, intensément mais confusément pressentie. L’axe qui relie Thomas à Régine, sa « sœur déchue », illustre la constance de l’attitude musilienne : car le personnage de Régine est une reproduction pratiquement intégrale des héroïnes de Noces. Tandis que le personnage équivoque d’Anselme symbolise à lui seul l’ambiguïté de la vie, le couple Thomas-Régine, après ceux de Noces, illustre le thème fondamental de la « bisexualité de l’âme ». Ce thème atteindra toute son ampleur dans le roman principal et son expression symbolique la plus parfaite dans l’aventure spirituelle de l’homme sans qualités, Ulrich, et de sa sœur « jumelle » et même « siamoise » Agathe.

Dans sa comédie Vincent et l’amie des personnalités (1923), Musil donne une version satirique et sommaire des thèmes des deux grandes œuvres qui l’encadrent. Dans les nouvelles Grigia (1921), Tonka (1922) et la Portugaise (1923) réunies en 1924 sous le titre Trois Femmes, il creuse une nouvelle fois le problème que pose, pour la perspective masculine, rationnelle et active, son complément radicalement « autre » incarné par le principe féminin. Il écrit également pour le feuilleton de divers journaux nombre de textes brefs, images en prose et petites satires, dont il rassemblera les plus significatifs en 1936 sous le titre, d’une ironie amère, d’Œuvres préposthumes. Enfin quelques conférences, telles que le nécrologe sur Rilke (1927), le Poète et son temps (1936), De la bêtise (1938) et l’allocution prononcée à Paris en 1935 à l’occasion d’un congrès des écrivains pour la défense de la culture, reflètent au même titre que ses essais ce côté théorique qui complète son génie poétique.

L’Homme sans qualités, considéré dans la perspective de l’ensemble de la production de Musil, apparaît comme une somme, une reprise de tous ses thèmes sur une base théorique étendue. Par ce côté, son livre est bien plus qu’un roman historique et social, il a le caractère d’une encyclopédie de l’esprit du xxe s. Sa structure intellectuelle est extrêmement complexe et diversifiée, mais il a, par contre, une structure poétique relativement simple, surtout pour le lecteur de ses œuvres antérieures, en raison de la constance et du nombre limité des schémas de base, des constellations types de personnages, de motifs et de symboles. Ceux-ci, pourtant, se ramifient, se nuancent et s’enchevêtrent en des répétitions et des variations infinies ; de plus, leur sens oscille constamment entre les deux pôles de leur nature équivoque, l’auteur semant à dessein le trouble dans l’esprit du lecteur pour empêcher qu’il ne se fige en une interprétation définitive et unilatérale. Le roman brosse une fresque de la société austro-hongroise à la veille de la Première Guerre mondiale, qui implique grâce à l’envergure des analyses toute la société européenne dont l’état pathologique a abouti à la catastrophe internationale. Les différentes attitudes philosophiques discutées sont exposées sous forme de réflexions élaborées et d’essais incorporés à la forme épique. La satire de la réalité et la critique de l’histoire ne représentent que le premier volet de l’entreprise ; son pendant positif est l’élaboration méthodique de solutions meilleures d’après d’autres principes plus spirituels. Par l’ironie, qui est constituante pour la structure du roman, Musil affirme le caractère utopique et la valeur relative aussi bien de sa recherche personnelle que de toute autre entreprise analogue : une solution valable ne peut être que fonctionnelle, partielle et provisoire. L’ironie constructive est un principe de confrontation universelle qui établit, entre toutes les vérités et tous les phénomènes, des rapports de similitude et de contradiction inextricables ; en tant que principe du style de l’Homme sans qualités, elle réalise un équilibre paradoxal entre tous les éléments aux différents plans de la substance et de la forme romanesques. L’œuvre inachevée était théoriquement inachevable. Ce caractère fragmentaire, cette ouverture sur l’inconnu étaient inscrits dans sa conception initiale et dans la méthode expérimentale ou « essayiste » de l’auteur ; ils correspondent à la structure recherchée par lui dans ses œuvres achevées. D’ailleurs, l’existence d’une série d’aphorismes qu’il aurait aimé publier ainsi qu’une grande quantité de plans, d’idées, d’ébauches et de fragments pour des œuvres qu’il n’a jamais rédigées — le plus intéressant est celui, nourri pendant vingt ans, d’un roman « moral-expérimental » utopique et satirique — confirment le fondement utopique et la forme aphoristique de sa pensée et de son art.

M.-L. R. et A. R.-S.

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