Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

monuments historiques (suite)

Les tentations d’un grand architecte : Viollet-le-Duc

En 1860, Mérimée, fatigué, laisse ses fonctions d’inspecteur général à l’architecte Émile Bœswillwald (1815-1896), collègue et ami de Viollet-le-Duc. Celui-ci, devenu l’« homme fort » de la Commission supérieure, va en assumer les orientations nouvelles, non sans des contradictions qui résultent de sa propre ambivalence : d’une part, technicien de la construction, maître d’œuvre, créateur ; de l’autre, historien d’art et érudit. Comment juger ses restaurations objectivement ? Dans l’ensemble, celles-ci sont critiquées avec plus de défaveur en France qu’à l’étranger. On considère, en bloc, Viollet-le-Duc comme l’homme des restaurations abusives et la « bête noire » des archéologues. Encore faut-il faire la part des opérations qu’on lui attribue à tort — celles de ses prédécesseurs ou celles de ses successeurs — et surtout tenir compte de l’évolution de sa pensée au fil des années.

Dans sa jeunesse, les préoccupations prudentes de l’archéologue l’emportent. Tant qu’il n’est pas induit en tentation par les lacunes de la connaissance archéologique ou par les incertitudes de l’histoire, Viollet-le-Duc professe le plus grand respect du monument. Mais, si la source historique ou si le document matériel fait défaut, il s’estime en droit d’y substituer la redécouverte rationnelle des formes anciennes. Le voilà entraîné dans l’aventure des « restitutions » — ce qu’Adolphe Didron appellera le vandalisme d’achèvement.

Après 1860, Mérimée n’est plus là pour faire contrepoids et rappeler à son ami les impératifs de la sagesse. Viollet-le-Duc en vient à prétendre imprudemment que « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est [le] rétablir dans un état complet, qui peut n’avoir jamais existé [...] ». Ses détracteurs ne se feront pas faute de relever et de condamner un principe aussi fallacieux, de nature à légitimer les pires excès, et, en tout cas, la tentation abusive de la rationalité et de l’unité de style.

De l’humilité à l’orgueil, quel chemin parcouru par Viollet-le-Duc, qui ajoute, philosophant sur le principe même de ces restaurations systématiques : « Le mot et la chose sont modernes, et en effet aucune civilisation, aucun peuple dans les temps écoulés n’a entendu faire de restaurations comme nous les faisons aujourd’hui [...]. » La reconstruction du château de Pierrefonds va matérialiser l’aboutissement combien contestable de sa démarche : impossible d’aller au-delà dans le pastiche arbitraire, voire le postiche. Cette position doctrinale a son corollaire dans la politique générale de répartition des crédits : sous Viollet-le-Duc, la moitié des fonds est consacrée à la restauration des monuments types de premier ordre. En 1879, année de sa mort, Viollet-le-Duc insistera pour que les ressources restent « concentrées sur les seuls édifices d’intérêt national ».

Son influence sera considérable pendant plus d’un demi-siècle ; Viollet-le-Duc fera école par l’intermédiaire de ses élèves, qui ont, hélas, son imprudence sans avoir sa science. L’œuvre accomplie est considérable. Elle assure sur le plan matériel la survie aux monuments types, mais reste discutable sur le plan archéologique et esthétique. Le pseudo-dogme de la supériorité de l’art du Moyen Âge s’impose de plus en plus à la fin du xixe s. L’ostracisme s’abat sur l’art classique tout entier : aveuglement aussi grave que le mépris destructeur des théoriciens du xviiie s. vis-à-vis de l’art médiéval.


Éclectisme de la doctrine actuelle

Les dommages consécutifs à la guerre de 1914-1918 ont nécessité l’établissement, par la Commission supérieure des monuments historiques, d’un programme de grandes restaurations, orienté surtout vers les édifices religieux. Les parties mutilées ont été restaurées dans l’ensemble fidèlement, avec une certaine mesure, sans qu’on se livre à des reconstitutions intégrales de la décoration sculptée des façades et des portails. Il reste que ces réparations savantes et consciencieuses ont été, par la force des choses, massives, qu’elles ont fait perdre un peu de la vérité et de la sève des édifices.

Après 1930, on voit les principes de restauration revenir à une conception plus saine et plus libérale qu’au temps de Viollet-le-Duc. Au médiévisme exclusif et à la théorie de l’unité de style succède un éclectisme ouvert. L’époque classique retrouve une place de choix par ses créations homogènes comme par ses apports partiels ou décoratifs aux édifices antérieurs. Le directeur des Beaux-Arts, Paul Léon (1874-1962), écrit en 1934 dans le volume du Congrès archéologique de France : « Il est dangereux et illusoire de prétendre restaurer un monument dans son état primitif. Nous devons le conserver tel qu’il nous a été transmis, respectant les changements qu’il doit aux générations successives ; le monument ne constitue un témoignage historique que s’il demeure dans l’état où nous l’a légué le passé. »

Pour expliquer ce revirement, il faut, comme un siècle plus tôt, faire état de l’impact de l’opinion des critiques d’art. Après l’Anglais John Ruskin* (1819-1900), qui proclamait que toute restauration était un faux, des polémiques vigoureuses ont été menées par les « conservateurs » contre les restaurations intempérantes. Parmi ces protestataires, il y eut des artistes de génie, comme Auguste Rodin : « Les modernes ne sont pas plus capables de donner un double à la moindre merveille gothique qu’à celles de la nature [...] » ; il y eut aussi des écrivains, comme Anatole France : « Les pierres neuves taillées dans un vieux style sont de faux témoins. » On trouve également des historiens d’art, comme Émile Mâle, Henri Focillon.

Au total, un faisceau de forces a fait de nouveau pencher la balance vers la mesure et a suscité un plus grand respect de l’archéologie et de l’histoire de l’art. La protection englobe désormais aussi bien une architecture du xxe s. (ou un haut fourneau du xixe !) que la grotte de Lascaux et les mégalithes de Carnac.