Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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monuments historiques (suite)

Aux côtés des écrivains, voici les premiers érudits et historiens de l’art, qui s’intitulent modestement antiquaires, au sens d’« amateurs d’antiquités ». Parmi ces pionniers, il faut citer Adolphe Didron (1806-1867) et Arcisse de Caumont (1802-1873). L’archéologie — science toute neuve de l’étude des monuments — en est à ses balbutiements. Aussi faut-il saluer l’apparition de quelques initiatives privées : la création, à l’échelon national, de la Société des antiquitaires de France, fondée en 1805, et de la Société française d’archéologie, en 1834, ainsi que la création d’autres sociétés à l’échelon provincial. Dans le même temps, les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, édités par le baron Taylor, révèlent les richesses d’art méconnues de la France (4 000 planches lithographiées).


Ébauche du futur Service français des monuments historiques : Inspection générale et Commission supérieure

Les voies étant ainsi préparées aux administrateurs et aux juristes, l’État pouvait et devait intervenir. En 1830, peu après la révolution de Juillet, l’historien-ministre Guizot fait approuver par Louis-Philippe la création du poste d’inspecteur général des Monuments historiques. Première décision capitale.

Essentiellement itinérante, la mission de l’inspecteur consistera à parcourir successivement tous les départements de la France, à s’assurer sur place de l’intérêt historique et de la valeur artistique des monuments, pris en charge par l’État. Il donnera son avis motivé sur l’opportunité des travaux d’entretien et de restauration.

Le premier inspecteur désigné fut Ludovic Vitet (1802-1873), qui devait démissionner au bout de quatre ans. Son successeur sera Prosper Mérimée*, qui imprimera au poste une marque décisive. Pendant plus d’un quart de siècle, il sera sur la brèche, affrontera l’incompréhension des maires, des curés, des élus locaux, des militaires. Comme on l’a dit spirituellement, « jamais un incrédule anticlérical n’a sauvé tant d’églises menacées par la sottise des municipalités ou le zèle maladroit de curés embellisseurs ».

La seconde création capitale, complétant la première, sera en 1837 l’institution de la Commission supérieure des monuments historiques. Cette assemblée, désignée par le ministre, a une double compétence : d’une part, elle choisit les édifices jugés dignes du label « monument historique » ; d’autre part, c’est devant elle que l’inspecteur général rapporte les projets de travaux soumis à sa discussion.


À la recherche d’une doctrine

La Commission supérieure constitue la plus haute instance au niveau national, habilitée à dégager et à exprimer les éléments d’une doctrine, à rappeler certains principes au travers des cas d’espèce soumis à son appréciation. Par ses avis — puisqu’elle n’a qu’un rôle consultatif —, elle peut orienter et contribuer à définir une certaine politique générale de sauvegarde.

En effet, la question du « comment » n’est pas dissociable du « pourquoi ». La manière d’envisager techniquement et archéologiquement une intervention est liée à l’enveloppe financière qui lui est consacrée, c’est-à-dire à certaines options fondamentales. Les ressources budgétaires affectées aux monuments historiques étant limitées et insuffisantes, le problème de la répartition de crédits trop modestes amène à des choix. Est-il préférable de sauver quelques monuments exceptionnels d’importance nationale et même supranationale, en leur consacrant la majeure partie des crédits ? Vaut-il mieux, au contraire, les éparpiller sur un plus grand nombre en se bornant aux mesures strictement indispensables ? Depuis cent cinquante ans, le problème est toujours actuel, toujours aussi aigu. Et l’on s’aperçoit que, selon la réponse donnée, l’on s’orientera vers un type de restauration différent. Dans le premier cas, pour les monuments de premier ordre, dotés en priorité, les travaux seront poussés jusqu’au bout avec des risques d’intervention excessive. Dans le second cas, surveillance du maximum d’édifices, on s’en tiendra aux mesures conservatoires, de strict entretien. Historiquement, la jurisprudence élaborée par la Commission s’est révélée pragmatique, influencée par les circonstances — la guerre par exemple — et plus encore par certaines personnalités marquantes.

La Commission supérieure est composée de trois ordres de personnalités : le corps des architectes, le corps des archéologues et historiens d’art, le corps des administrateurs. De l’équilibre raisonné et de la conciliation souhaitable entre les trois corps en présence dépend une information précise, une délibération éclairée, une décision exactement motivée. Une illustration frappante de cette constatation est donnée par le xixe s., époque d’expérimentation durant laquelle deux hommes, l’un après l’autre, dominent la Commission supérieure et tout le Service des monuments historiques. D’abord Prosper Mérimée, puis Eugène Viollet-le-Duc* : d’un côté, l’historien d’art, soucieux de prudence ; de l’autre, le grand architecte, d’une érudition considérable, plus désireux de dynamisme que de stabilité.


Les exigences de l’archéologie soutenues par Mérimée

Mérimée exprime dès l’abord ses scrupules : « Les réparateurs sont peut-être aussi dangereux que les destructeurs. » L’enthousiasme ne supplée pas aux connaissances. La profonde ignorance ou le manque de préparation et d’expérience furent au début la cause d’énormes erreurs : les restaurations étant l’occasion pour des architectes peu éclairés de laisser libre cours à leur fantaisie. L’abbatiale de Saint-Denis, défigurée, en est un témoignage ; elle ne retrouvera que tardivement un aspect plus fidèle. Contre de tels excès, Mérimée insiste sur la nécessité des études archéologiques préalables, sur la prudence et l’humilité nécessaires, sur le respect des apports successifs, qui sont autant de documents à ne pas brouiller dans l’histoire du monument. Il formule déjà une autre règle fondamentale, le refus de l’invention et de l’hypothèse : « J’éprouve quelque appréhension à bouleverser des dispositions anciennes auxquelles il m’est accoutumé pour leur substituer d’autres dispositions qui ne sont fondées que sur une hypothèse [...]. » Pas d’aventure. À Nîmes, il fait écho aux plaintes de Stendhal devant l’amphithéâtre sèchement reconstruit : « On a poussé trop loin les restaurations. Je n’aime pas qu’on fasse aujourd’hui de la sculpture romaine. » Pas d’imitation, pas de pastiche. De façon plus générale, il observe très justement : « Quelque habile que soit la restauration d’un édifice, c’est toujours une nécessité fâcheuse ; un entretien intelligent doit toujours la prévenir [...]. » Règle que l’archéologue Adolphe Didron résume ainsi : « Mieux vaut consolider que réparer, mieux réparer que restaurer, mieux restaurer que reconstruire ». C’était à l’époque un langage d’une rare audace. Toutes ces recommandations, formulées dès les années 1840 et réunies en 1849 dans une circulaire de vingt pages, rédigée en commun avec le jeune Viollet-le-Duc, dont c’est l’une des premières manifestations officielles, constituent une somme de prescriptions d’une lucidité remarquable. Elles demeurent actuelles, anticipant les règles posées sur le plan international, en 1964, par la charte de Venise.