Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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montagne (suite)

On sait les mouvements multiples qu’une pareille exploitation impose : depuis Jean Brunhes et la magistrale description qu’il fit du calendrier des gens du val d’Anniviers, tout le monde est familiarisé avec ces va-et-vient entre le village et ses prés, le vignoble en contrebas, au-dessus de Sion dans la vallée du Rhône, les mayens et les alpages. Dans ce contexte, une riche civilisation montagnarde a pu se développer. Elle a réussi à prospérer dans l’autarcie, malgré la peine que l’on avait à faire pousser des grains dans des milieux trop humides et trop froids. Elle a appris à tirer le meilleur parti du lait (et une bonne part des consommations qui sont aujourd’hui courantes en Europe occidentale ont leur origine là) ; les fromages à longue conservation proviennent presque toujours à l’origine des aires montagneuses, cependant que le yaourt est né dans les aires pastorales d’altitude des Balkans et du Caucase.

Dans une partie du monde germanique, en Suisse, en Autriche, au Tyrol méridional, en Bavière, les civilisations montagnardes ont su se donner des traits attachants : les chalets de bois, les croix, les sculptures, l’aménagement soigné des pentes, tout cela crée un environnement qui est devenu, pour la majeure partie des habitants du monde industriel de part et d’autre de l’Atlantique, le vrai décor montagnard.

Ces airs d’équilibre et de prospérité ne doivent pas faire illusion : ils dénotent la vigueur des structures sociales beaucoup plus que la réussite matérielle. La plupart du temps, en économie traditionnelle, il apparaît difficile de développer de nouvelles ressources lorsque les terres et les alpages sont tous occupés. L’émigration, le plus souvent temporaire, parfois définitive, est nécessaire.


L’industrie et le tourisme

La révolution industrielle et la révolution des transports ont mis en déséquilibre ces formes traditionnelles d’exploitation : l’isolement économique, qui justifiait la pratique d’une polyculture de subsistance dans un milieu peu favorable, disparaît. Les routes, les voies ferrées débloquent les basses vallées, longtemps peu accessibles, alors que les vieux sentiers d’altitude, qui unissaient les cellules à l’intérieur des chaînes, disparaissent : les mondes clos se désagrègent, durement concurrencés qu’ils sont par la plaine. L’émigration devient définitive. La société montagnarde disparaît même complètement là où elle manque de solidité. Ailleurs, en Suisse, en Autriche par exemple, elle se maintient au prix d’une série d’adaptations remarquables, mais les bases de l’économie sont totalement modifiées.

Les montagnes ne sont cependant pas condamnées par la mutation économique et sociale de la fin du siècle passé. Les grands axes de relation les traversent désormais et provoquent l’essor de villes aux carrefours essentiels. L’énergie des cours d’eau favorise l’essor de la production électrique. Comme on ne sait pas encore l’acheminer au loin, les gorges et les vallées montagnardes accueillent des usines chimiques ou métallurgiques. Celles-ci attirent la population des zones hautes voisines, aident à sauver la montagne, mais y impriment la marque d’une civilisation qui dégrade les sites et pollue l’environnement.

L’alpinisme ne touche qu’une petite élite, mais il suffit à animer l’été quelques stations au cœur de la chaîne : Chamonix en France, Zermatt en Suisse. Le thermalisme, le séjour dans les sites d’abri de bordure de chaîne, là où existent des lacs, en Italie, en Suisse, en France, créent de nouvelles zones d’animation. Au début du siècle, les replats bien ensoleillés d’altitude moyenne regroupent de plus en plus de malades dans leurs sanatoriums.

La géographie des montagnes est donc en plein bouleversement depuis un siècle. De manière générale, les formes les plus difficiles de l’exploitation, celles qui faisaient l’originalité des régions hautes, disparaissent progressivement. La population se déplace vers les vallées, les villes, la périphérie : l’économie montagnarde ne périclite pas, mais elle tend à ressembler de plus en plus, jusqu’aux environs de 1930, à une économie de plaine. Dans les pays où la pénétration des chaînes montagneuses se fait à cette époque, dans l’ouest des États-Unis par exemple, il ne se crée pas, à proprement parler, d’économie et de sociétés montagnardes.

Une seconde révolution a commencé il y a une cinquantaine d’années, avec la mode du ski. Elle s’est accélérée avec l’allongement et la généralisation des congés, l’habitude d’en placer une partie l’hiver pour les vacances de neige. Désormais, les régions hautes, au-dessus de la limite de la forêt, au contact souvent du domaine des rochers et des glaciers, sont les plus estimées. Dans un monde avide de pureté, de solitudes vierges, de sport, la montagne devient un séjour recherché. Les villes et les bourgades des vallées et des zones de piémont attirent industries et bureaux, cependant qu’on invente, dans les stations d’altitude, de nouvelles façons de vivre et d’habiter : les formes les plus originales de l’urbanisme, c’est là, à Flaine, à Avoriaz, à Orcières, pour ne citer que quelques noms, qu’il faut aller les chercher. Les grandes cités n’ont pas suscité les mêmes recherches et les mêmes innovations.

Le milieu montagnard connaît donc une seconde vague de colonisation. Elle ne va pas sans créer des problèmes. Les sites qui se prêtent bien à l’implantation de nouvelles stations, hautes surfaces bien ensoleillées, bien enneigées et d’accès faciles, sont moins nombreux qu’on pourrait le croire : dans dix ou quinze ans, tous seront équipés. La vieille économie pastorale disparaît complètement là où ces formes modernes d’exploitation se développent, mais, du coup, le paysage perd une partie de son charme, et l’érosion des sols, la dégradation de la végétation et de la faune deviennent inquiétants : on découvre la fragilité de milieux qu’un rien suffit à déséquilibrer. On s’aperçoit qu’on est en train de gaspiller les dernières réserves de nature des nations occidentales : des tensions se développent entre les partisans de la conservation, les promoteurs de parcs et de réserves et les tenants des formes modernes de mise en valeur.

Malgré ces doutes et ces problèmes, la formule mise au point d’abord en Europe est en train de se généraliser : l’exploitation des milieux de montagne pour les sports d’hiver, pour le repos, pour la récréation est désormais importante aux États-Unis. Elle fait des progrès rapides au Japon, en Argentine, dans les Alpes australiennes et en Nouvelle-Zélande.

Il n’est pas de milieux qui aient connu, en moins d’un siècle, d’aussi profondes modifications des cadres de leur société que les montagnes tempérées. Il est encore trop tôt pour mesurer les conséquences lointaines de ces transformations, mais il ne fait pas de doute que celles-ci continueront : l’attrait de la neige et des séjours d’altitude est de plus en plus fort.

P. C.