Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) (suite)

Un génie complet et divers

La critique littéraire ne s’est pas fait faute d’interroger longuement une œuvre aussi remarquable et aussi remarquée. Mais, inspirée le plus souvent par le Molière « classique » et par le Molière « joué », elle a trop fréquemment délaissé tout un aspect de l’œuvre pour n’en retenir que ce qui était précisément, selon ses propres critères, « jouable » et « riche » — inspirant par là à son tour une certaine « représentation » de Molière. Du théâtre de Molière, qu’est-ce donc qui est étudié en classe, qu’est-ce qui est mis en scène ? Le Tartuffe, l’Avare et le Médecin malgré lui comptent chacun, de 1680 à 1964, plus de 2 000 représentations à la seule Comédie-Française ; les Précieuses ridicules, les Fourberies de Scapin et l’Avare font la joie ou l’ennui des écoliers ; les étudiants se penchent sur le Tartuffe, Dom Juan et le Misanthrope. Ainsi, la figure de Molière qui est proposée à l’admiration des peuples et des siècles est celle du Molière farceur ou raisonneur, rarement celle de l’homme de théâtre complet qu’il voulait être et que révèle une « lecture » intégrale de son œuvre. Une telle perspective occulte, en effet, notamment l’aspect de divertissement élégant que Molière, tout au long de sa carrière, s’est ingénié à conférer à ses pièces. Le tandem le Bourgeois gentilhomme-le Malade imaginaire mis à part, les pièces de Molière souffrent trop souvent d’une épuration qui les travestit : on oublie qu’elles furent, pour près de la moitié d’entre elles (13 sur un total de 32), « mêlées de musique et de danses », farcies de ballets ou tournées vers des genres dits « mineurs ». Quand on les représente, quand on les étudie, l’attention se porte presque uniquement sur le texte, accentuation que les mises en scène du Théâtre-Français ont largement contribué à répandre. C’est au prix de ce Molière tronqué qu’on obtient le Molière intemporel, en oubliant qu’il écrivit à une époque donnée et pour un certain public. Pour peu, en effet, qu’on le rétablisse dans son temps, Molière apparaît alors avant tout comme un technicien, poussant ses recherches dans toutes les directions. De même, technicien de ce mécanisme particulier qu’est le comique, il s’est intéressé à toutes ses variations, il s’est essayé à en diversifier le degré d’amplitude. Aussi, l’oscillation traditionnelle entre un Molière franchement et simplement comique et un Molière engagé et pessimiste n’est-elle également que le résultat d’une schématisation trompeuse. Le projet de cette étude est de rétablir cette complexité du génie dramatique de Molière, en montrant d’abord l’importance dans son œuvre de cette « face cachée » qu’est la comédie-ballet, qui prétend réaliser l’union des différents moyens mis en œuvre par le spectacle, en montrant ensuite l’unité de la « vis comica » travaillée par Molière, de sa formulation spécifique à ses déformations successives.


Molière et son temps : l’Ancien Régime


Théâtre et pouvoir au xviie s.

« Un des penchants les plus communs de la critique, sitôt qu’elle veut situer de façon précise l’œuvre de Molière, est d’y trouver les idées moyennes du bourgeois. » À cette constatation désabusée, P. Bénichou répond (Morales du Grand Siècle) qu’« outre sa prédilection, en tant que comédien, pour les rôles héroïques et son caractère magnificent, nous avons, dans [l’] œuvre même [de Molière], le témoignage qu’il ne fut rien moins que fermé à l’idéal aristocratique de son temps ». Molière écrivait pour les grands, et le succès de son théâtre était d’abord déterminé par leurs approbations. Du reste, « le public bourgeois lui-même façonnait ses goûts suivant ceux du beau monde » (Bénichou, op. cit.). Le théâtre d’Ancien Régime, et particulièrement son épanouissement sous le règne de Louis XIV, ne peut être conçu en dehors de son rapport à la Cour, dans la mesure où son évolution même est directement liée à la centralisation du pouvoir royal : les arts et les belles-lettres se doivent de témoigner tout ensemble de la puissance et de la magnificence du royaume. Ainsi, la troupe de Molière n’est réellement connue qu’à partir du moment où, revenue à Paris après treize années de pérégrinations en province, elle obtient la protection de Monsieur, titre que portait Philippe d’Orléans, frère unique du roi, et, par là même, la possibilité d’être présentée à la Cour : le 24 octobre 1658, dans la salle des gardes du Vieux Louvre, devant le roi, la Cour et les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, alors « la seule troupe royale entretenue de Sa Majesté », selon sa propre publicité, Molière et ses camarades donnent Nicomède de Corneille et une farce, le Docteur amoureux. Le roi, qui s’est ennuyé à Nicomède, apprécie la farce ; il alloue une pension aux comédiens et donne des ordres pour que la troupe, désormais « lancée », puisse partager avec les Comédiens-Italiens la salle du Petit-Bourbon. Mais l’influence des grands du royaume en matière d’ordonnance théâtrale, de régie se fait sentir aussi bien à tous les niveaux de l’activité artistique, puisque la « survie » des comédiens, leur éventuelle possibilité de se produire, dépend exclusivement du bon vouloir des princes, qui accordent ou refusent leur soutien et leur bourse. Jean-Baptiste Poquelin et Madeleine Béjart, jeune comédienne que le futur Molière a rencontrée en 1642, en font la triste expérience lorsque, principaux signataires, en 1643, de l’acte d’association de l’Illustre-Théâtre, ils entrent de concert dans la carrière du spectacle : la jeune troupe, alors « protégée » par Gaston d’Orléans, bénéficie de la fermeture du théâtre du Marais, détruit par un incendie en 1644 ; mais, lorsque la troupe du Marais, installée dans une nouvelle salle, rue Vieille-du-Temple, reprend l’avantage avec le succès retentissant de la Suite du « Menteur » et de Rodogune de Corneille, la situation change : la foule revient au Marais, dont la nouvelle scène, qui occupe toute la largeur de l’édifice, favorise l’éclat des représentations. Malgré une lutte acharnée, l’Illustre-Théâtre, à présent dépourvu de la bienveillance de Gaston d’Orléans, se voit englouti par la horde des créanciers, et Molière, qui avait pris entre-temps (juin 1644) la direction des affaires sous ce nom, est emprisonné pour dettes au Châtelet (août 1645). Libéré sous caution par un ami providentiel de la troupe, il prend alors le chemin de la province en compagnie des Béjart ; tous rejoignent bientôt la troupe de Charles Dufresne, alors « protégée » par le duc d’Épernon, gouverneur de Guyenne. C’est durant ces années d’apprentissage (1645-1658) que Molière fait son expérience de comédien, d’animateur et d’auteur dramatique. À la protection du duc d’Épernon succède en 1653 celle du prince de Conti, gouverneur du Languedoc. Pézenas, Béziers, Lyon, autant d’étapes qui jalonnent un itinéraire au cours duquel Molière devient peu à peu le chef incontesté de la troupe. Les deux farces en prose de la Jalousie du barbouillé (1646) et du Médecin volant (1647) ainsi que les deux alertes comédies en vers de l’Étourdi ou des Contretemps (1655) et du Dépit amoureux (1656) sont tout ce qui nous reste du répertoire d’alors. L’influence de la comédie italienne y est très nette : Molière a retenu les leçons de Tiberio Fiorilli, dit Scaramouche, en France depuis 1640 ; mais il se souvient aussi du fameux trio Caultier-Garguille/Gros-Guillaume/Turlupin ainsi que des bateleurs du Pont-Neuf et de la foire Saint-Germain. Cette inspiration ne quittera plus Molière, de l’Amour médecin (1665) et du Médecin malgré lui (1666) jusqu’aux Fourberies de Scapin (1671) et au Malade imaginaire (1673), sa dernière pièce. En 1657, le prince de Conti retire sa protection, et Molière décide de revenir dans la capitale, après y avoir fait de fréquents voyages pour assurer le succès de ce retour. On a vu comment la réussite est venue couronner ces efforts. Dès lors, Molière, reconnaissant à ses nouveaux protecteurs d’assurer à sa troupe travail et subsistance, s’emploiera à gratifier la Cour de spectacles qui puissent lui agréer. Pas plus que La Fontaine*, Boileau* ou Racine, dont il partage les positions esthétiques, il ne fait figure d’opposant au régime. Tout au contraire, cette génération nouvelle des classiques pense que le monde leur appartient et que la venue au pouvoir du jeune roi va leur faciliter la tâche. Cet appui, qui ne sera pas toujours constant, leur assurera cependant, pour la plupart, position sociale et aisance matérielle, et ne leur fera vraiment défaut qu’à la fin du siècle, lorsque l’opposition, qui vient du clergé (Bossuet*) et des coteries bigotes (Mme de Maintenon), aura définitivement pris barre sur Louis XIV. En attendant ces jours, que la maladie et la mort empêcheront Molière de voir s’aggraver, celui-ci, tout comme les écrivains ses compères, met son génie à « plaire ».