Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

millénarisme (suite)

La consolidation entraîne nécessairement des changements importants. Lorsque le mouvement est errant, il en vient à se fixer et à construire une ville sainte. Plus souvent, il y a passage au statut d’Église ou de chapelle. Cela s’accompagne d’une institutionnalisation, marquée par des règles, des rites et des conduites stéréotypées ; l’effervescence originelle est neutralisée, car elle menace la stabilité. Dans le domaine intellectuel, cela détermine le passage au dogme et à la théologie, c’est-à-dire à la fixation des thèmes et à leur traitement rationnel ; la conséquence en est une atrophie des motifs millénaristes. Enfin, le recrutement social évolue : les classes moyennes et supérieures peuvent adhérer et, ce faisant, tendent à éliminer les marginaux. Enfin, le passage au statut de société (dans les types nos 1 et 4) entraîne la même évolution, mais dans un sens laïque. Le schéma général est la prise en considération de la réalité, des obstacles et des limites de la vie en société (hiérarchies, problèmes économiques, conflits...).

En résumé, on peut appliquer aux millénarismes l’image de la sélection des espèces. Il y a d’innombrables mouvements, dont la plupart disparaissent, tués par l’ordre. Ils n’en laissent pas moins des traces dans les consciences, sous la forme d’aspirations et de thèmes, qui peuvent resurgir dans des contextes tout différents.

Certains survivent en se transformant du tout au tout. Vainqueurs ou vaincus, ils constituent un facteur important d’innovation sociale.

J. B.

 E. Bloch, Thomas Münzer (Munich, 1921 ; trad. fr., Julliard, 1965). / P. Alphandéry et A. Dupront, la Chrétienté et l’idée de croisade (A. Michel, coll. « Évol. de l’humanité », 1954-1959 ; 2 vol.). / N. Cohn, The Pursuit of the Millenium : Revolutionary Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages (Londres, 1957 ; nouv. éd., 1970 ; trad. fr. les Fanatiques de l’Apocalypse, Julliard, 1962). / G. Guariglia, Prophetismus und Heilserwartungsbewegungen als völkerkundliches und religiongeschichtliches Problem (Vienne, 1959). / V. Lanternari, Movimenti religiosi di libertà e di salvezza dei popoli oppressi (Milan, 1960 ; trad. fr., les Mouvements religieux de liberté et de salut des peuples opprimés, Maspero, 1962). / W. E. Mühlmann, Chiliasmus und Nativismus (Berlin, 1961 ; trad. fr. Messianismes révolutionnaires du tiers monde, Gallimard, 1968). / S. L. Thrupp, Millenarial Dreams in Action. Essays in Comparative Study (Mouton, La Haye, 1962). / E. J. Hobsbawm, les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne (Fayard, 1966). / G. Duby, l’An mil (Julliard, coll. « Archives », 1967). / M. J. Pereira de Queiroz, Réforme et révolution dans les sociétés traditionnelles. Histoire et ethnologie des mouvements messianiques (Anthropos, 1968). / J. Baechler, les Phénomènes révolutionnaires (P. U. F., 1970). / H. Desroche et coll., Dieux d’hommes. Dictionnaire des messianismes et millénarismes de l’ère chrétienne (Mouton, 1970).

Miller (Henry)

Écrivain américain (New York 1891).


L’œuvre de Henry Miller fut longtemps censurée, et l’auteur condamné pour pornographie, malgré ses protestations : « Le sujet de mes livres, ce n’est pas le sexe ; c’est la libération de soi. » Mais, de son premier livre, Tropique du Cancer (1934), à Nexus (1960), Miller prouve, dans son œuvre autobiographique, que la libération de l’homme passe par la libération sexuelle. Il fallut l’évolution des mœurs qui suivit la Seconde Guerre mondiale pour que le public comprît le message et l’esthétique de Miller. Doué d’un étonnant génie verbal, moins romancier que poète en prose, Miller se laisse porter par le flux des mots. Son œuvre forme une autobiographie épique, dont Miller, omniprésent, est l’unique héros : « Mon livre, écrit-il, est l’homme que je suis, ardent, obscène, turbulent, pensif, menteur et diaboliquement sincère. »

Heinrich Valentin Miller est né à New York, d’une famille d’origine allemande. Sa première langue fut l’allemand. Son père était un modeste tailleur dans le quartier ouvrier de Brooklyn, ce « quatorzième secteur » qu’il évoque dans Tropique du Capricorne et Printemps noir. La rue est le décor de son enfance, et son meilleur enseignement. Les cafés, les dancings, le monde furtif des prostituées et des clochards sera toujours son univers favori. À vingt ans, ayant abandonné ses études, il entre en contact avec les anarchistes, en particulier Emma Goldmann (1869-1940). « J’ai toujours été anarchiste », dit-il. C’est moins un choix politique qu’une sorte d’ivresse poétique, l’aspiration à une contre-création, qui est l’écriture. L’anarchisme inspire les exubérantes proliférations verbales de son nihilisme érotique.

Dans sa jeunesse, Miller fait tous les métiers : barman, plongeur, éboueur, encaisseur, coursier, poinçonneur et même fossoyeur. En 1924, employé à la Compagnie du télégraphe, marié, père, il abandonne tout pour vivre avec une entraîneuse, June Edith Smith, qui sera la Mona de son œuvre. Il va descendre jusqu’au fond du sexe, comme Céline au bout de la nuit. Cette fugue anarchiste est vécue comme une « passion » avant d’être écrite dans les Tropiques et la Crucifixion en rose. En ce sens, on a pu parler d’un saint Miller, comme Sartre parle de saint Genet.

En 1930, il s’installe à Paris, où il mène la vie de bohème qu’il a décrite dans Tropique du Cancer et Jours tranquilles à Clichy. Paris le libère du carcan puritain ou d’un complexe d’Œdipe mal digéré. Il peut publier, à quarante-trois ans, son premier livre. Au cours des cinq ans passés à la villa Seurat, à Paris, il écrit l’essentiel de son œuvre : Tropique du Cancer (1934), Aller retour New York (1935), Printemps noir (1936), Scénario (1937), Max et les phagocytes (1938), enfin Tropique du Capricorne (1939), son meilleur livre, où le lyrisme verbal est le mieux contrôlé, où la litanie obscène atteint une grandeur surréaliste. Il élabore alors une vision manichéenne dans laquelle l’Amérique est le Mal, et l’Europe latine le Bien. L’Amérique est le Cauchemar climatisé (The Air-Conditioned Nightmare, 1945). L’Amérique de Miller est une construction rhétorique qui incarne la civilisation industrielle et la société de consommation. Il lui oppose la France et la Grèce, où il voyage avec Lawrence Durrell en 1939 (le Colosse de Maroussi [1941]).