Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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millénarisme (suite)

• Les variables politiques. La plus importante et la plus générale est l’incorporation de groupes à un empire. Cela peut déterminer un éclatement, qui retentit aussi bien sur l’équilibre économique que sur les formes du pouvoir et la vision du monde. Le millénarisme est une réponse désespérée à une situation intenable et vise la reconquête de l’identité du groupe.

Moins net et plus subtil est l’impact possible, dans l’Occident médiéval, de la faiblesse des cadres politiques. Une exception, en effet, est remarquable : il n’y a pas de millénarisme en Angleterre. Or, la seule différence décisive avec le continent est la permanence d’un pouvoir politique centralisé, stable et cohérent. Inversement, les millénarismes se multiplient en Allemagne à partir du xive s., parallèlement à la décomposition de l’empire. D’où l’hypothèse que l’existence d’un monarque reconnu et stable est un élément essentiel de la cohésion des peuples médiévaux. La corrélation est précisée par le fait qu’un élément fréquent de l’attente millénariste est le retour de l’empereur et qu’un mythe très répandu est celui de sa dormition (en particulier de Frédéric Barberousse).

Au total, le millénarisme peut être interprété comme une réponse universelle et typique à une situation caractérisée par la disparition brusque (endogène ou exogène) des mécanismes d’intégration sociale : mentaux, familiaux, sociaux, politiques ; il représente une forme d’intégration à des sociétés imaginaires.


La structure des millénarismes

• Le matériel humain. Les messies et prophètes semblent (car on dispose de peu de données précises, du fait que les observateurs sont rarement des spécialistes) présenter des traits psychologiques particuliers. Mühlmann construit un premier type humain à tendance schizophrénique ; ce sont des hypersensibles de type hystéroïde ou épileptoïde ; mais ce ne sont pas des malades intégraux, que la psychiatrie contemporaine internerait ; on trouve un mélange de traits normaux et pathologiques. Un autre type est le débile mental pur et simple, l’idiot du village ; on sait le statut ambigu de ce personnage dans les sociétés paysannes, l’attrait et la répulsion qu’il exerce simultanément. Enfin, les messies sont, physiquement, ou insignifiants ou laids. Au total, leur personnage ne peut que susciter la moquerie ou l’incrédulité des incroyants, ce qui ne peut que renforcer son prestige aux yeux des fidèles ; il y a une vertu du dérisoire.

Les données sociales révèlent un fait important. Ce ne sont pour ainsi dire jamais des hommes du peuple, mais ou bien des parias et des artisans ou artistes errants, ou bien une intelligentsia marginale constituée de clercs en rupture de ban, d’artisans et de fonctionnaires autodidactes, de nobles surnuméraires. Dans les sociétés primitives, on note qu’ils ont toujours été en contact avec les Blancs (comme policiers, catéchistes, voyageurs, etc.) et sont souvent issus de l’ancienne élite.

Les fidèles ne paraissent pas présenter de traits de caractère particuliers. Dans le premier type, « nationaliste », la totalité du groupe concerné peut être gagnée. Dans les autres types, le millénarisme saisit les populations flottantes des villes et des campagnes : paysans sans terres, manœuvres, mendiants, vagabonds, tout un petit peuple désintégré et sans possibilité institutionnelle de faire entendre sa voix.

• L’organisation. Cet aspect a été peu étudié et est mal connu. Certaines analyses portant sur des millénarismes médiévaux dégagent une structure typique. Au sommet, on trouve un messie, d’où émane tout pouvoir et toute pensée ; il est la pierre de touche de tout millénarisme, au point qu’il faut admettre que c’est le messie qui crée un mouvement et non le mouvement qui produit son messie. En dessous, on a un groupe d’apôtres (le chiffre évangélique de douze est une bonne approximation). Ce sont les lieutenants du messie, qui leur délègue une partie de son pouvoir ; ils sont chargés du prosélytisme et des aspects matériels du mouvement. Ils sont choisis en fonction d’un critère qualitatif, déterminé par l’intensité de leur adhésion au messie. Cependant, ce critère peut coïncider avec des clivages prémessianiques : ainsi, au Brésil, la structure de la société paysanne est maintenue au sein du groupe messianique. Enfin, on a la masse des fidèles. Ainsi, le messie apparaît comme l’intermédiaire entre le monde et le sacré, et les apôtres comme des truchements entre le messie et la communauté. Il va sans dire que, à l’occasion, certains apôtres peuvent poursuivre des fins personnelles et impures et être tentés d’utiliser le mouvement dans leur propre intérêt.

• L’évolution. Le cas le plus typique et le plus fréquent est le surgissement brusque, suivi d’une phase de recrutement intense. À partir de là, deux issues sont possibles : ou bien, et c’est la quasi-totalité des cas, l’ordre intervient et le mouvement se disperse, avec parfois des résurgences ; ou bien le mouvement survit et dure et, pour se consolider, doit se transformer.

Deux moments, donc, dans la vie des millénarismes, doivent être retenus.

La propagation est caractérisée par la rapidité étonnante du phénomène, d’où les expressions d’incendie ou de psychose collective qu’utilisent les observateurs. En quelques semaines ou mois, toute une foule est saisie d’exaltation. En fait, une étude plus précise permet de nuancer. En général, cette phase est précédée d’une autre beaucoup plus longue, pendant laquelle le messie prêche, recrute ses apôtres et ses premiers fidèles. Cette phase est souvent errante, comme si le groupe était à la recherche d’un milieu favorable. D’autre part, dans une zone gagnée par un millénarisme, on note des points réfractaires : la carte détaillée d’un mouvement est une sorte de mosaïque, composée de points chauds et de points froids. Très rapidement apparaissent des phénomènes de dérivation et de dispersion de cultes annexes ; le mouvement est, en quelque sorte, victime de schismes, soit du fait de la concurrence des ambitions, soit que certains aient des doutes sur la pureté du messie. Enfin, il arrive qu’on ait un courant principal, accompagné d’une série de courants annexes, non qu’il y ait eu schismes, mais surgissements parallèles dans un milieu particulièrement favorable.