Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

millénarisme (suite)

Au xiiie s., le millénarisme devint plus théologique et pénétra la société ecclésiastique elle-même. Les écrits d’un cistercien calabrais, Joachim* de Flore, inspirés de l’Apocalypse, qui fut toujours la grande source scripturaire des mouvements eschatologiques, prônaient un troisième âge durant lequel s’établirait le règne de l’esprit, qui succéderait ainsi à l’âge du Père (Ancien Testament) et du Fils (Nouveau Testament), alors l’Église de Rome serait remplacée par une Église spirituelle.

Certains groupes franciscains, les « spirituels », se firent les apôtres de cette doctrine. On assista en Europe à des processions d’hommes qui se flagellaient en public pour hâter la venue de l’Esprit. Au siècle suivant, ces mêmes phénomènes se reproduisirent à la suite de la Grande Peste de 1348. Au xve s., une partie des hussites, les taborites, dirigés par Jan Žižka, se rallièrent eux aussi aux doctrines millénaristes et eurent l’ambition de fonder une Cité terrestre parfaite et égalitaire.

Au xvie s., au moment de la Réforme, Thomas Münzer, qui devint le chef des paysans révoltés d’Allemagne, forme la transition entre le millénarisme mystique du Moyen Âge et les mouvements révolutionnaires des Temps modernes. On discerne en effet l’impact de ce vieux courant eschatologique dans la Révolution anglaise du xviie s., surtout avec le mouvement des Niveleurs, dans la Révolution française et dans nombre de groupes religieux actuels.

À travers le millénarisme, on peut suivre durant de longs siècles et sous mainte incarnation religieuse ou politique les différents avatars d’un mythe cher à l’esprit humain, celui du retour sur terre de l’âge d’or.

P. R.


La sociologie des millénarismes


Définitions

Plusieurs termes s’utilisent pour désigner des phénomènes analogues. Millénarisme et chiliasme (du gr. khilias, millier) désignent des mouvements collectifs axés sur l’attente du Grand Jour. Messianisme a un sens un peu plus restreint et vise un mouvement millénariste ou chiliastique fondé et dirigé par un prophète inspiré. Enfin, les auteurs anglo-saxons et, par influence, allemands usent du terme nativisme.

On s’entend généralement à retenir les traits caractéristiques suivants pour baptiser millénariste une émotion collective.

• Disproportion maximale entre les fins poursuivies et les moyens disponibles. Le groupe saisi par l’exaltation millénariste est victime d’un choc qui lui fait perdre son identité, précipite ses membres dans le désespoir et fait naître des espoirs irréels en un salut proche et définitif.

• Caractère illimité des buts et des promesses. Il découle du premier trait, en ce sens que seul un espoir sans fin peut contrebalancer un désespoir sans fond.

• Valorisation d’un conflit, considéré comme le passage cataclysmique vers un univers transfiguré. Le cataclysme salvateur est variable et peut se présenter sous la forme d’inondation, de peste, de famine, de guerre, d’invasion, etc. Ce trait place les millénarismes dans la catégorie des mouvements révolutionnaires, car ils se font contre un ordre jugé insupportable et visent l’instauration d’un cadre social qui rétablisse un équilibre perturbé.

• Aspect collectif du salut, par opposition au salut individuel que peut promettre une religion. Ce trait s’explique du fait que le millénarisme naît dans un groupe menacé dans son intégrité et qui cherche à survivre sur le plan de l’imaginaire.

• Le salut promis est terrestre. Probablement parce que le salut dans l’au-delà supposerait ce passage spécifique qu’est la mort et que la mort est un événement individuel.

Au total, la racine du mouvement millénariste plonge dans une situation objective, caractérisée par une perturbation mortelle qui s’abat sur un groupe.

Une telle altitude collective se diffuse dans un milieu particulier, que Wilhelm E. Mühlmann appelle charismatique. Il est marqué par l’effervescence collective, la croyance aux miracles et aux prodiges, une sensibilisation extrême aux signes, une agitation collective dont les manifestations constantes sont soit l’errance, soit la danse. Il s’ensuit qu’un millénarisme ne peut surgir que dans un petit groupe (de quelques milliers ou dizaines de milliers de personnes) et que l’exaltation sera d’autant plus forte que le groupe sera plus petit. Une structure segmentaire de la société — en tribus, lignages, communautés agraires, minorités marginales — constitue une condition favorable. Lorsque le mouvement gagne une société plus vaste, il se transforme nécessairement en s’institutionnalisant, en se hiérarchisant, en se rationalisant.


Types de millénarismes

On peut en distinguer quatre, en s’appuyant sur les différences qui marquent les situations favorables au millénarisme.

• Un groupe social peut être perturbé par l’incorporation dans un ensemble plus vaste, caractérisé par un niveau de civilisation supérieur et/ou par une puissance beaucoup plus grande. Le millénarisme apparaît comme un mouvement de révolte, destiné à reconquérir l’identité du groupe. Le mouvement semble avoir pour fonction première de redonner l’espoir par l’instauration d’un nouveau pouvoir, plus efficace que celui qui a perdu l’indépendance. La généralité historique des faits de conquête incline à penser que ce type est le plus fréquent. Dans la logique du mouvement doivent apparaître tôt ou tard des formes de lutte assez efficaces pour permettre à l’unité d’atteindre l’indépendance. L’issue de la lutte est presque toujours négative ; le millénarisme peut avoir, cependant, un rôle pédagogique par la nécessité qui se fait jour, à travers les échecs, que la prise en considération des moyens détermine l’issue du combat.

• Il peut se produire un déséquilibre à l’intérieur d’une société, dû à une mutation soit politique (par exemple la constitution de l’Empire romain à partir d’une cité), soit économique (par exemple la renaissance des échanges en Occident à partir du xie s.). Des éléments sont chassés des structures traditionnelles, comme les paysans échoués dans les cités médiévales. Ou bien le cadre spatial, politique et culturel se trouve à ce point modifié que des individus sont incapables de s’y adapter et se trouvent comme décentrés. Le millénarisme constitue une contre-société destinée à proposer un cadre adéquat de socialisation. Du fait de son contenu religieux, il vise l’universel et projette d’investir la société globale. Celle-ci finit toujours par réagir et par tenter de briser cette contre-société, avec un succès constant.