Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Michelet (Jules) (suite)

Une philosophie de l’histoire

Dans l’a profession qu’il avait choisie, Michelet voulut s’assurer un solide avenir. Nommé au collège Sainte-Barbe, il publia plusieurs manuels historiques : un Tableau chronologique de l’histoire moderne (1825), un Précis de l’histoire moderne (1828), qui devait être suivi d’un Précis d’histoire de France (1833). En 1827, il fut chargé d’enseigner l’histoire et la philosophie à l’École normale, et il devint en 1828 précepteur de la petite-fille de Louis XVIII, Louise de Berry. Cependant, il était dévoré par une prodigieuse curiosité intellectuelle, qu’il appela héroïsme de l’esprit et qu’il chercha à satisfaire par des lectures méthodiques. Héritier de Diderot et des encyclopédistes, il croyait à l’« unité de la science ». Il en traita dans un discours de distribution de prix, dont il fit une profession de foi (1825), ordonnant autour de l’homme tout le système des savoirs. Mais qui était l’homme ? Michelet emprunta aux diverses philosophies du Siècle des lumières le principe de sa vocation sociale. Plutôt qu’à la vérité que la conscience recherche dans le cogito cartésien, il s’intéressa dès lors à celle que la vie des nations pourrait manifester. Dans une telle perspective, l’histoire lui parut digne de devenir la première des sciences. Encore fallait-il la réformer. Michelet ne pouvait, en effet, s’accommoder ni de l’histoire providentialiste, qui subordonne les initiatives humaines à la volonté de Dieu, ni de l’histoire chronique, qui fait la part trop belle aux actions individualistes. Il prétendit fonder, au moment même où Comte jetait les bases de la sociologie, une histoire nouvelle, qui fût à la fois histoire des peuples et philosophie de leur histoire. Deux événements déterminèrent sa décision : la lecture de l’œuvre de Vico, Scienza nuova, qu’il traduisit en 1827, encouragé par Cousin, sous le titre de Principes de la philosophie de l’histoire et qui l’aida à mûrir ses propres projets, puis le spectacle des Trois Glorieuses, qui, confirmant la leçon des récits paternels, l’assura que « M. Tout le Monde » demeurait, sur la scène historique, le principal acteur. Coup sur coup, Michelet publia l’Histoire romaine (1830), l’Introduction à l’histoire universelle (1831) et les deux premiers volumes de l’Histoire de France (1833). Il appliquait à l’étude des origines de Rome la méthode qu’il avait déjà éprouvée à l’École normale, en prenant pour modèles non seulement Vico, mais Creuzer et Niebuhr ; cette méthode consistait à fonder l’histoire d’un peuple sur l’interprétation de ses légendes, de son droit, de sa religion et de sa langue. Michelet esquissait dans l’Introduction une philosophie de l’histoire : toute la suite des siècles et des cultures devenait le théâtre de la lutte menée par l’homme contre la nature, par la liberté contre la fatalité ; de cette révolution permanente, de ce « Juillet éternel », le peuple français était le héros accompli. L’Histoire de France, dès lors, pouvait être mise en chantier : il s’agissait d’y illustrer, à l’aide de la méthode de l’Histoire romaine, la philosophie de l’Introduction. Chateaubriand, après avoir lu les deux premiers volumes, apprécia en connaisseur l’entreprise : « L’homme de talent qui a fait renaître Vico, observa-t-il, ne peut manquer de jeter un nouveau jour sur l’histoire de France. »


Le « théologien-peuple »

Une « voie royale » s’ouvrait devant Michelet. Celui-ci s’y avança résolument. Il s’enorgueillit de « poser contre tous la personnalité du peuple ». Il montra comment elle maîtrise, sans la renier, l’hérédité raciale, dont Augustin Thierry avait exagéré le déterminisme. Il l’enracina dans le sol nourricier, qui finit par lui ressembler sous l’effet du travail humain, dont il porte les marques. Il la reconnut, devenue consciente d’elle-même et de son droit, dans la nation, qui, affranchie de l’idolâtrie monarchique, devient un « miracle de la fraternité ». Nulle part, elle ne lui parut plus forte qu’au niveau de la foule des simples, où l’instinct de vie, altéré par l’égoïsme dans les classes possédantes, conserve toute sa vigueur. Michelet fit donc de son Histoire de France une histoire des Français, et il lui imprima un mouvement « de bas en haut ». Il interpréta les événements, il jugea les hommes ou les institutions en se fondant, chaque fois qu’il lui était permis de le reconstituer, sur le témoignage populaire : Vox populi, vox Dei. Il sut évoquer les grands élans collectifs de l’histoire : le départ des croisés, l’audace des bâtisseurs de cathédrales, le sursaut des Jacques, le ralliement des Français autour de Jeanne, la propagation de la Réforme, le coup de force de la Bastille ou le rassemblement des fédérés. Il loua ou condamna l’Église, la féodalité, la monarchie, la République elle-même, en considérant le rôle qui leur avait été dévolu dans la vie profonde d’une nation à la recherche de son unité et de son identité. S’il admit l’autorité de héros tels que la Pucelle, il salua en eux non des surhommes, mais des individus capables de partager, en s’oubliant, les douleurs et les attentes de leurs frères. Ainsi donna-t-il à la France, dont le génie lui semblait « prosaïque », l’épopée qu’aucun de ses poètes n’avait su composer.

Cependant, l’œuvre qu’il accomplissait ne relevait pas plus, en dernière analyse, de la littérature que de la pure érudition. Du passé qu’il ressuscitait, il se sentit tenu de tirer des leçons destinées à ses contemporains. Politiques, celles-ci furent aussi et surtout religieuses. Michelet enseigna en effet une véritable foi aux enfants du siècle qui se pressaient au Collège de France et dont Musset ou Hugo avaient traduit le désarroi spirituel. En raison de son expérience historique, il s’estima mieux préparé à un pareil ministère que les utopistes saint-simoniens, fouriéristes, disciples de Cabet, accusés de « procéder par voie d’écart absolu ». Il opposa aux exercices de Loyola, qui mécanisent la vie religieuse (Des Jésuites, 1843) et aux manœuvres du confesseur, qui ruinent l’unité de la famille (Du prêtre, de la femme, de la famille, 1845), le sûr instinct des simples et la « tradition de la fraternité universelle » (le Peuple, 1846). Il data de 1789 la révélation des Temps modernes, qui avait fondé le règne de la justice, succédant à celui de la grâce ; il présenta l’Histoire de la Révolution française (1847-1853) comme un nouveau récit évangélique. Il devint, selon le mot de son gendre, Alfred Dumesnil, le « théologien-peuple ».