Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mémoires (suite)

Avec le pouvoir absolutiste, l’exploration de l’histoire doit être entièrement dépendante de la royauté. La chronique fera place à l’historiographie officielle, les Mémoires deviendront Mémoires de la Cour, peinture et analyse des formes et des subtilités de la vie mondaine. Ce sont des tableaux, constitués ou reconstitués, de la vie mondaine, qui font l’objet des Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689 de Mme de La Fayette* (1731). D’autres peintures de la société ne prendront pas la forme explicite de Mémoires : lettres multiples circulant d’un salon à l’autre, celles de Guez de Balzac ou bien celles, plus célèbres, de Mme de Sévigné*, véritables comptes rendus des activités de la Cour. Pour La Rochefoucauld* ou le cardinal de Retz*, la Cour, la société qu’ils dépeignent, n’est pas seulement fondée sur un jeu social, sur un code (comme c’est le cas pour Mme de La Fayette), mais elle est aussi une société de divertissement, c’est-à-dire une société qui détourne l’homme des problèmes fondamentaux. Si, comme le sait admirablement bien l’ambitieux Retz, le signe, le masque social doit être lu comme porteur de son contraire, cela ne peut être aperçu que par quelques-uns, les politiques : les autres demeurent pris dans les pièges de l’apparence, agrégat d’intérêt et d’ignorance. Avec La Rochefoucauld et Retz, plus tard avec Saint-Simon*, voire Casanova, les Mémoires se font peintures critiques de la société, mais aussi en même temps manifestation d’un système moral. Ils ne sont plus seulement miroir d’une époque, mais visent à une plus grande universalité.

Les Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les différents temps de la République (1662) de Saint-Evremond (1614?-1703), les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) de Montesquieu*, les ouvrages de Voltaire* annoncent la possibilité de penser l’histoire non plus seulement comme leçon de pratique politique, mais comme réflexion sur la formation, les mutations des sociétés, des régimes politiques. La société n’est plus seulement donnée à dépeindre, elle est critiquée dans ses excès, voire reconstruite sur de nouveaux postulats. Il n’est plus de Mémoires possibles au sens de compte rendu de l’histoire immédiate ou au sens de peinture de la société. Seuls les « faiseurs d’histoire » de la Révolution de 1789 apporteront leurs témoignages, leurs analyses : Mme Roland, La Fayette*, Mirabeau*, marquant par là la volonté de laisser trace, d’affirmer le caractère essentiel, historique de ce qui s’est passé.

Quelques acceptions du terme de « Mémoires » montrant son évolution

1. Exposé des faits et moyens d’une cause destiné à rendre favorable l’opinion du public. (Nous voyons là poindre l’idée de justification.)
2. Ensemble de documents à l’aide desquels on écrit l’histoire.
3. Relation écrite des événements qui se sont passés dans la vie d’un homme et dont il a été le témoin ou l’acteur.
4. Dissertation sur quelque point scientifique ou historique.


Les Mémoires font l’histoire

Pour les générations d’après la Révolution de 1789, l’histoire ne peut pas ne pas être essentielle : confrontation de ce qui est avec ce qui a été, recherches d’explications, de lois qui feraient de ces grandes mutations économiques, politiques et sociales autre chose que des accidents. Mais surtout l’Empire, forme centralisée et personnalisée du pouvoir, va faire des Mémoires des sortes d’épopées d’une époque qui se veut nouvelle et inoubliable. Les Mémoires de Napoléon (Mémorial de Sainte-Hélène, écrits par son compagnon Las Cases) vont dans ce sens ; ceux de Chateaubriand* (Mémoires d’outre-tombe) aussi, détachant la figure d’un homme, seul mais supérieur à tous, de la masse des événements, grandissant un personnage destiné « par la providence à jouer un rôle sur la scène du monde ». Des Mémoires à la Saint-Simon, Chateaubriand conserve certains traits d’amertume ; des essais, il garde la nécessité de lutter contre la mort, de restituer au passé fragile et maintenant derrière lui une consistance, une ampleur que seule la scène de l’histoire peut lui donner : « Mieux vaut déguerpir de la vie quand on est jeune que d’en être chassé par le temps. » Le regard d’« outre-tombe » est celui de l’enfant du xixe s. pour qui la Révolution, l’Empire et la Restauration sont les grands moments de l’histoire. Mais ce même regard est aussi celui du romantique qui noue intimement les fils de l’épopée historique et ceux de la marche d’un destin individuel, d’un moi qui la parcourt. Romantiques, les Mémoires d’outre-tombe dressent la statue de leur auteur comme témoin d’une époque afin qu’elle devienne immémoriale, au-delà de la mémoire, au-delà même du temps individuel, « Mémoires » à replacer dans une Légende des siècles qui les englobe et les dépasse. Avec les Mémoires d’outre-tombe, qui sont véritablement le chef-d’œuvre de Chateaubriand, naît aussi, là où nous trouvions aux xviie-xviiie s. une peinture de la société, une méditation bien caractéristique du romantisme sur le temps ; naît aussi une nouvelle forme de poésie du temps. Dans les Mémoires d’outre-tombe, c’est le jeu sur des temps différents (jeu qui deviendra beaucoup plus tard une grande règle du roman moderne) qui est déjà très moderne, et lorsque Chateaubriand, à l’appel de la « grive », reconstruit l’édifice du souvenir, de la mémoire, ses intuitions sont très proches du travail sur le temps subjectif qui sera fait par Marcel Proust* dans À la recherche du temps perdu, au début du xxe s. La « grive » de Chateaubriand est à bien des égards sœur de la très célèbre « petite madeleine » du narrateur Marcel dans À la recherche du temps perdu, celle-là même qui conduit à la superposition des instants passés reconstruits et revécus et des instants présents prodigieusement enrichis de cette expérience de la mémoire. Dès les Mémoires d’outre-tombe, la notion même de « Mémoires » est tout à la fois constitutive de l’histoire (les « Mémoires » font l’histoire) et en passe de se constituer comme genre littéraire autonome, amené à évoluer vers certaines formes de confessions.