Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Matute (Ana María) (suite)

Anna María Matute appartient à une famille bourgeoise qui partagea son enfance et son adolescence entre Majorque, l’île des Cimetières sous la lune, Barcelone — où on la tient pour Castillane —, Madrid — où on la tient pour Catalane —, Mansilla en Vieille-Castille (Artámila dans les romans), où elle tremble épouvantée devant le spectacle de la misère de l’enfant et de la femme paysanne et devant l’animalité humaine. Elle a reçu une éducation religieuse qui lui rendait le monde totalement incompréhensible ; elle est passée par l’épreuve psychique de la guerre civile ; et la cruauté, la violence semblèrent normales et dans l’ordre des choses à l’enfant qu’elle était. Lorsque, attirée par la peinture et les lettres dès ses dix-huit ans, elle rumine ses souvenirs, elle dépeint une nature hostile — mer sinistre, lune sauvage, soleil écrasant — et une société sournoise et diabolique. L’enfant, son personnage préféré, rêve d’ailes pour fuir et il se réfugie dans un coin solitaire, il se renferme. L’adulte qu’il devient crie sa désillusion et tourne le dos au monde après en avoir éprouvé et dénoncé l’odieuse hypocrisie. Et la grand-mère de ses romans personnifie la vieillesse, ridée, malicieuse, « horrible ».

Los Abel paraît en 1948. C’est l’histoire de la désintégration d’une famille : le père veuf et ses sept enfants, dont Tito, Aldo (Caïn et Abel) et Valba, la sœur lucide, dont ce roman présente et commente les Mémoires. À la campagne, les personnages avaient une personnalité ; en ville, où ils émigrent, ils s’aliènent de compromis en compromis et ne sont que des marionnettes.

Fiesta al Noroeste (Fête au Nord-Ouest) [1953] est une variation sur le même thème. Juan Medinao est attiré invinciblement par Pablo, son demi-frère, qu’il hait de tout son cœur. La Vieille-Castille, vue comme dans une peinture expressionniste, sert de fond à cette tragédie rustique à laquelle les marionnettes du baladin Dingo donnent une tonalité parallèle de Grand-Guignol. Un péché par chapitre et le roman se termine par un viol : la dévotion religieuse fanatique de Juan, cet homme « pourri », va de pair avec sa haine pour la vie, pour la liberté, pour tout ce qui est sain, pur, direct et droit.

Pequeño Teatro (Marionnettes), publié en 1954, fut écrit dix ans auparavant. C’est un roman, et qui tient également du spectacle de marionnettes, donné sur la plage de Zarauz au Pays basque. Un éloquent aventurier, Marco, recueille des fonds pour l’éducation d’un pauvre, Ile, qu’il présente comme un génie. La bourgeoisie de la ville balnéaire se paie ainsi à peu de frais une bonne conscience. Marco lève le pied avec la collecte, l’héroïne se noie, le « génie » est abandonné. Si le lecteur veut s’amuser à broder un sens actuel sur la trame de cette fiction, il peut faire de Marco un politicien ; d’Ile, l’espoir avorté de la « Institución libre de Enseñanza » ; et, de la pauvre jeune fille, l’Espagne elle-même.

En esta tierra, publié en 1955, se situe de façon plus précise, plus réaliste, à Barcelone pendant la guerre civile. C’est encore l’histoire d’une famille. Le père, un industriel, est assassiné. Les enfants, frère et sœur sans ressources, cohabitent dans la maison réquisitionnée avec une famille de pauvres réfugiés. Sur le point de mourir, blessé par une bombe, un autre personnage raconte son enfance heureuse, puis son expérience d’ouvrier dans un abattoir, son dévouement aux bonnes causes quand il devient instituteur et comment maintenant il voit, tel Moïse, s’évanouir l’espoir de la terre promise au moment où elle semble à sa portée. Partout, le cynisme mêlé à l’idéalisme, le désintéressement mêlé à l’ambition sans scrupule : la vie est absurde. C’était la leçon de Camus, dans son Mythe de Sisyphe, que A. M. Matute a certainement méditée. Le style déclamatoire du roman, avec ses couleurs crues, son fracas, son odeur de sang, relève d’un courant littéraire espagnol, le « tremendismo », qui cultive l’horrible, l’horripilant.

Los niños tontos est un recueil, publié en 1956, de vingt et un sketches sur l’expérience des enfants dans la guerre. Les chansons de berceaux se mêlent à des scènes qu’ils ne devraient pas voir. La prose retrouve la grâce poétique de l’invention verbale des enfants, un de leurs jeux préférés.

El tiempo (le Temps), autre recueil de contes qui paraît la même année, souligne le symbolisme des objets obsédants, où les personnages découvrent leur destinée. Ainsi un train passe, qui emporte le temps lambeau par lambeau.

Los hijos muertos (Plaignez les loups) [1958], c’est l’histoire d’une enfance perdue et jamais retrouvée. Le roman met en scène plusieurs générations. Des amours tragiques au cours de la guerre civile tressent des vies l’une à l’autre comme les fils d’un écheveau, et les hommes paraissent et disparaissent sans que jamais se casse le fil de l’histoire. C’est une des bonnes formules du roman : une épopée collective.

En 1959, Ana María Matute publie le premier volet de son triptyque : Los Mercaderes. C’est Primera Memoria (les Brûlures du matin) qui obtint le prix Nadal (1959). Matia, adulte, raconte son enfance à Majorque, son amitié pour Manuel, au nom prédestiné, que l’on envoie injustement en maison de correction, sans que Matia cherche à le défendre. Le coq crie cette trahison. Le monologue intérieur et le retour sur les défuntes années expriment l’anxiété de l’âme, l’amertume du cœur, le choc sur les sens d’une réalité terrible perçue dans son chaos, et les notations s’accumulent jusqu’à l’effondrement final du personnage, dans une crise de nerfs.

Los soldados lloran de noche (Les soldats pleurent la nuit), roman publié en 1964, constitue le deuxième volet des Marchands (« ces êtres logiques, solides, gros, savants, utiles, qui se tiennent sur le seuil de toutes les guerres, de la famine et du désir »). Emmanuel sort de la maison de correction ; il renonce à son héritage ; il va voir Marta, la veuve de Jeza-Jésus. Tous deux se font tuer, dans un sacrifice totalement inutile, par les soldats franquistes.