Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

antisémitisme (suite)

Quand le christianisme devint religion officielle de l’Empire romain, les Juifs retrouvèrent leur statut d’étrangers, encore que l’antijudaïsme officiel ne les empêchât pas de vivre souvent en bonne intelligence avec leurs voisins non-Juifs. Mais l’antijudaïsme prit peu à peu la forme d’une doctrine : étant « déicides », les Juifs devaient vivre, selon les chrétiens, dans l’humiliation ; d’où des mesures de plus en plus rigoureuses pour les exclure progressivement de la société chrétienne, de la vie professionnelle et économique. Par exemple, pour exercer un métier il fallait appartenir à une corporation ; or, pour en faire partie, il fallait être chrétien. Interdiction fut faite aux Juifs de posséder des biens fonciers et des esclaves, ce qui les empêcha, en fait, de s’adonner à l’agriculture. Après des siècles de propagande antijuive, les princes et les rois eux-mêmes finirent par persécuter les Juifs : la foi chrétienne leur fournissait un alibi commode. Condamnés à s’adonner au seul commerce d’argent interdit aux chrétiens, les Juifs devinrent des prêteurs : en temps de crise économique, on annulait leurs créances, on confisquait leurs biens, on les expulsait. Il suffisait de les accuser d’avoir profané une hostie ou d’avoir commis quelque meurtre rituel pour justifier un décret d’expulsion. Ce fut le sort réservé aux Juifs d’Angleterre en 1290, à ceux de France en 1394, à ceux d’Espagne en 1492, à ceux du Portugal en 1496.

En Allemagne, la première croisade (1096) provoqua le massacre des communautés juives et incita nombre de survivants à s’enfuir en Pologne. Lors de la deuxième croisade en 1147, les massacres se renouvelèrent en dépit des efforts sincères déployés par les évêques pour protéger les Juifs de leur ressort.

Le quatrième concile de Latran, en 1215, édicta des mesures particulièrement humiliantes. Les Juifs des deux sexes eurent l’obligation de porter un costume spécial ou un signe distinctif sur leurs vêtements ; ce signe, appelé rouelle, habituellement jaune, fixé sur la poitrine, restera en vigueur pendant des siècles, réduira les Juifs au rang de parias et les livrera au mépris et aux violences des foules. Les Juifs furent contraints d’habiter des quartiers spéciaux : les ghettos.

C’est aussi l’antijudaïsme ambiant qui favorisa en partie le succès de l’Inquisition. Dans sa recherche des Juifs convertis de force et suspects de « judaïser » en secret, l’Inquisition eut parfois recours à la délation : celle-ci fut facilitée par les préjugés antijuifs ancrés dans l’esprit des croyants.


Les Temps modernes

La Réforme et les guerres de Religion ne firent pas disparaître l’antijudaïsme. Sans doute, la Renaissance et le triomphe d’un certain humanisme permirent à maints penseurs de combattre ouvertement les préjugés antijuifs. Luther, au début de son ministère, fit des ouvertures aux Juifs ; leur refus de recevoir son message leur attira son hostilité. Au xvie comme au xviie s., en Allemagne comme en Autriche, ils n’eurent aucun statut légal fixe et furent soumis au bon plaisir des princes. Tantôt protégés, tantôt chassés, tantôt accueillis comme éléments économiques utiles, ils connurent une situation pour le moins instable.

En France, les Juifs étaient alors peu nombreux, sauf à Paris, en Alsace et en Lorraine. Sans avoir de statut légal, ils ne subirent pas, sous les Bourbons, de persécution. Cependant, l’antijudaïsme subsistait et il était même partagé par des esprits éclairés, tels que Voltaire ; si la pensée de ceux-ci n’a pas été déterminante dans l’évolution de l’antijudaïsme, elle n’en laisse pas moins percevoir les premiers signes d’un antisémitisme non chrétien, mais doctrinaire.

C’est cependant la France révolutionnaire qui eut l’honneur d’être la première à émanciper les Juifs : grâce à l’action décisive de l’abbé Henri Grégoire (1750-1831), l’Assemblée constituante, par décret du 27 septembre 1791, leur accorda tous les droits attachés à la citoyenneté française.

Ailleurs, les préjugés antijuifs empêcheront encore les Juifs de jouir des mêmes droits ; dans certains pays, notamment en Allemagne, en Roumanie et en Russie, des discriminations hypothéqueront plus ou moins longtemps la situation des Juifs.

Paradoxalement, la seconde moitié du xixe s. connut une résurgence d’un antisémitisme d’autant plus dangereux qu’il prétendait se fonder sur les théories pseudo-scientifiques du racisme. Il est vrai que, dans tous les pays d’Europe, les Juifs soutinrent les partis libéraux, qui, précisément, militaient pour la défense de leurs droits. Ce fut le prétexte, pour les antisémites, de dénoncer les Juifs comme « éléments nuisibles ». C’est en Allemagne que le mouvement antisémite reprit vigueur ; l’antijudaïsme devait y être le plus violent, le plus systématique, le plus doctrinaire.

Alors que, dans la plupart des pays d’Europe occidentale, à partir de 1848, les Juifs avaient peu à peu obtenu l’égalité civique, ceux de l’Empire russe étaient soumis à une discrimination systématique ; même leurs droits religieux étaient limités. On comprend qu’ils aient éprouvé quelque sympathie pour les éléments révolutionnaires réclamant la justice et l’égalité.

Beaucoup de Juifs russes se réfugièrent en Occident, aux États-Unis et au Canada. Vers 1900, la police russe commençait à accréditer et à diffuser l’un des plus extraordinaires « faux » de l’Histoire, les Protocoles des Sages de Sion, qui allait devenir une arme redoutable entre les mains des antisémites du monde entier. Il s’agissait des comptes rendus de prétendues réunions tenues en 1897 par les chefs du judaïsme dans le but de soumettre le monde à la domination « judéo-maçonnique ».

En France, l’antisémitisme ressuscita après la guerre franco-allemande de 1870-71. Le décret Crémieux, qui, le 24 octobre 1870, donna aux Juifs d’Algérie la citoyenneté française, provoqua des soulèvements en Kabylie et fut à l’origine d’une violente campagne antisémite, qui culmina en 1898 avec l’élection, comme député d’Alger, du chef de l’antisémitisme français, Édouard Drumont (1844-1917). Ce journaliste fit paraître en 1886 la France juive, compendium de l’antisémitisme bourgeois et chrétien, qui fut l’un des best-sellers de la fin du siècle. En 1892, Drumont lançait un quotidien violemment antisémite, la Libre Parole, dont le succès, dû surtout aux milieux catholiques, profita de l’affaire Dreyfus* (1894-1899), qui marqua le sommet de l’antisémitisme français. L’Action française de Charles Maurras et Léon Daudet prit ensuite — et jusqu’en 1944 — le relais de Drumont. Ce sont d’ailleurs des maurrassiens qui, sous le régime de Vichy (1940-1944), appliqueront une législation antijuive restrictive des droits des citoyens israélites.