Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Marx (Karl) (suite)

En 1836, il se fiance secrètement avec une amie d’enfance, Jenny von Westphalen (1814-1881), issue d’une famille aristocratique prussienne (le père de Jenny est conseiller de Régence ; son demi-frère Ferdinand sera ministre de l’Intérieur dans les années 50). La même année, il part pour continuer ses études de droit à Berlin, où il suit également d’autres cours (histoire, philosophie), et en particulier ceux de l’hégélien Eduard Gans. Il se lie alors avec les frères Bauer (Bruno [1809-1882] et Edgar [1820-1886]), philosophes de la « gauche hégélienne » (v. Hegel et hégélianisme), et se lance dans des tentatives philosophiques. Une lettre du 10 novembre 1837 à son père fait état de sa vie tourmentée, de ses découvertes, de ses lectures et de son projet d’en finir avec la philosophie hégélienne. Son père meurt l’année suivante. En 1839, Marx commence sa thèse de doctorat sur les philosophies épicurienne stoïcienne et sceptique, en vue d’obtenir une chaire à Bonn. À cette époque, il lit surtout les philosophes (Spinoza, Leibniz, Hume, Kant). Il est à l’université d’Iéna en avril 1841. Sa thèse porte sur la différence entre Démocrite et Épicure. Elle est encore idéaliste à la manière de Hegel, mais constitue un premier élément dans la recherche d’une pensée matérialiste par la critique de la religion. L’athéisme est en effet ce qui anime la discussion philosophique que Marx a avec des gens comme Moses Hess (1812-1875), B. Bauer, etc., tous marqués par les ouvrages que publie alors L. Feuerbach*.


Les premières armes critiques

À cette époque également, les bourgeois radicaux de Rhénanie, en contact avec les hégéliens de gauche, fondent à Cologne la Gazette rhénane (Rheinische Zeitung), organe d’opposition qui paraît à partir du 1er janvier 1842. Marx y est engagé avec M. Hess comme collaborateur principal et en devient rédacteur en chef. Il y publie une série d’articles consacrés à la Diète rhénane : l’essai Sur la liberté de la presse et celui Sur les lois réprimant le ramassage du bois mort. Avec un autre article publié en 1843 sur la misère des vignerons de la Moselle, ce dernier essai est pour Marx la première occasion de s’occuper des questions économiques. Marx se familiarise alors avec les socialistes français : Saint-Simon*, Fourier*, Proudhon*, etc. D’ores et déjà il passe de l’idéalisme au matérialisme et du démocratisme révolutionnaire au communisme. Toujours dans la Gazette, il publie des articles dans lesquels il critique l’État prussien, tandis qu’Engels*, qu’il vient de rencontrer, en écrit sur la situation politique et économique en Angleterre.

En 1843, Marx épouse Jenny von Westphalen. Après des articles contre la censure (parus pourtant dans une autre revue, Anekdota), la Gazette rhénane est interdite ; les collaborateurs, avec Arnold Ruge (1802-1880), qui avait fondé une revue, les Annales de Halle (devenues les Annales allemandes), pour laquelle Marx avait écrit, décident d’en éditer une autre à l’étranger. Les Annales franco-allemandes (Deutsch-Französische Jahrbücher) publieront un unique numéro en 1844, contenant la Question juive, où Marx fait état de ses vues sur la lutte politique qui doit supprimer et l’État et l’argent, condition de l’émancipation de l’humanité. Entre-temps, installé à Paris depuis octobre 1843, Marx entre en liaison avec le grand poète H. Heine*. Surtout, il met au point sa conception de l’État dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel, connue comme « Manuscrit de 1843 ». Contrairement à la pensée de Hegel selon laquelle l’État est la réalisation de la raison, ou encore l’existence concrète de l’universel, il entrevoit la nature de classe de tout État. On peut marquer à ce moment-là son ralliement à la cause du prolétariat. Il conçoit en effet que la « critique implacable de tout ce qui existe » et, en particulier, la « critique des armes » passent par un appel aux masses, au prolétariat.

Le point où en est arrivé le « jeune Marx » se reflète particulièrement dans les fameux « Manuscrits de 1844 », Économie politique et philosophie, principalement faits de notes de lectures des économistes (A. Smith*, Ricardo*, J. S. Mill* et aussi J.-B. Say*, Sismondi, etc.), à l’étude desquels il se consacre alors, ayant mesuré l’insuffisance de ses connaissances au cours de son activité de journaliste. Cet ouvrage est au centre d’un conflit des interprétations de la pensée de Marx, par la place déterminante qu’y occupe la théorie de l’aliénation*. La théorie de la lutte des classes qu’y donne Marx découle de la théorie de l’aliénation du travail dans le capitalisme ; le communisme n’est rien d’autre que l’outil de l’humanisme triomphant, par lequel est supprimée l’aliénation et réalisé l’« homme total ». Au contraire, dans le Capital, c’est la loi de la correspondance des rapports de production et des forces productives qui constitue le centre du système : la lutte des classes est seulement fonction du niveau des forces productives et des rapports de production. La notion d’aliénation disparaît de la problématique du Capital, elle appartient à la terminologie philosophique de Hegel, avec qui se débat encore Marx. Toute cette période parisienne est marquée par une intense activité politique : contacts avec la Ligue des justes (Bund der Gerechten), société secrète communiste fondée en 1836 à Paris par des émigrés allemands ; rupture avec A. Ruge ; discussions nombreuses avec Proudhon et Bakounine* ; articles sur le mouvement des tisserands de Silésie pour la revue allemande Vorwärts. Cette revue édite également des articles d’Engels, qui a retrouvé Marx à Paris, sur la situation en Angleterre. Engels publiera, l’année suivante (1845), son important ouvrage la Situation des classes laborieuses en Angleterre, qui jouera un grand rôle dans la formation de la pensée de Marx. Les deux hommes inaugurent une amitié qui ne cessera de s’approfondir en même temps qu’une collaboration extrêmement féconde : ils projettent déjà un ouvrage en commun contre B. Bauer, avec qui ils ont rompu dans leur radicalisation politique ; le livre paraît en 1845 sous le titre de la Sainte Famille.