Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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marché (suite)

Ce type de rapport de marché est devenu relativement rare dans le monde développé. On l’observait cependant encore il y a peu de temps dans les régions rurales d’Europe occidentale : les agriculteurs y étaient livrés sans défense à des négociants sans scrupule, qui tiraient parti de leur connaissance du marché des grandes villes pour jouer sur les prix. Dans ce cas, l’organisation du circuit d’échange comportait deux échelons : celui des marchés locaux, apparemment semblables à ceux de jadis, mais où la demande émanait de négociants au lieu de venir directement des consommateurs ; celui des grands marchés, ou du marché national ou international, où le négociant était confronté à des acheteurs aussi puissants que lui. Le second correspondait assez bien au schéma du marché parfait des manuels et fonctionnait en réalisant la confrontation de l’offre et de la distance sur de grandes aires. Là se formaient les prix.

Au contraire, sur les marchés locaux, le jeu des offres et des demandes perdait sa signification fondamentale : le petit marché concret cessait d’être le lieu où s’établissaient les cours. Il assurait une certaine transparence à l’échelon régional, soustrayait dans une certaine mesure le vendeur à l’arbitraire des courtiers et négociants, mais ne pouvait, la plupart du temps, éviter les conditions et les effets du pouvoir.

Jusqu’à ces dernières années, ce type d’organisation de l’espace s’est maintenu avec des caractères de déséquilibre plus nets encore dans les pays sous-développés. L’éloignement des marchés et des aires de demande, les barrières culturelles qui les séparaient des zones de production mettaient les petits agriculteurs dans une position d’infériorité plus marquée encore qu’en Europe occidentale. Le négociant n’a même pas à faire ses achats sur un marché où une certaine compétition s’installe. Il traite dans son comptoir, peut fixer les prix par décision unilatérale, augmenter ses profits en assurant à la fois la commercialisation des productions locales et l’approvisionnement en articles manufacturés.

L’économie de traite n’est que la forme extrême de l’économie mercantiliste, celle qui peut se mettre en place lorsque les horizons des partenaires sont très inégaux.

On voit donc comment les difficultés d’acheminement de l’information, la quasi-impossibilité de trouver un moyen de la convoyer de manière neutre ont conditionné l’évolution économique du monde occidental. Longtemps, la plupart des transactions et des ajustements se sont faits sur une base locale, dans un équilibre relativement satisfaisant. Pour les biens rares, à très forte portée, la mise en place de réseaux d’échange à longue distance a été le résultat de la création d’organisations assurant le transfert des informations et des biens de manière unilatérale : l’économie du grand commerce a été caractérisée essentiellement par l’existence de marchés imparfaits, laissant des gains considérables et susceptibles d’enrichir une classe d’opérateurs entreprenants.


Marchés modernes : marchés concrets et marchés à terme

On assiste au xviiie et au xixe s. à une transformation profonde des grands marchés. Avec les débuts de l’industrialisation, les partenaires cessent d’être nécessairement inégaux sur les places où s’effectuent les confrontations essentielles. En Angleterre, par exemple, les manufacturiers du coton pèsent autant que les marchands qui opèrent à La Nouvelle-Orléans, ou que les importateurs qui achètent leurs étoffes un peu partout dans le monde. Les effets de pouvoir sont éliminés. Le marché retrouve sa structure équilibrée et peut jouer son rôle fondamental de mécanisme d’ajustement des décisions économiques. Les partenaires savent les uns et les autres créer des organisations efficaces. Ils comprennent l’intérêt que peut présenter pour les deux parties un service qui établit les cotations et achemine des nouvelles de marché parfaitement neutres et objectives : c’est ce que réalisent progressivement les grandes places qui se développent en Europe occidentale, à Londres surtout, à Liverpool, à Amsterdam, à Anvers, au Havre ou à Hambourg.

Les marchés concrets, ainsi équilibrés, permettent le fonctionnement d’une économie libérale de grande dimension. Dans la mesure où les consommateurs et les producteurs finaux sont dispersés et mal informés, les grandes places se subordonnent un réseau de centres plus petits, dont le rôle n’est que partiel (il facilite l’établissement de la transparence) et à travers lesquels une économie de domination peut se mettre en place.

Les marchés se perfectionnent au fur et à mesure que les services de cotation et d’organisation des transactions améliorent leurs techniques. On apprend à évaluer la marchandise de manière scientifique, objective : les matières premières très fongibles se prêtent particulièrement bien à ce type d’opération. On en arrive à définir les biens de manière si parfaite qu’il n’est plus besoin de les examiner pour réaliser des transactions. S’ils se trouvent dans un magasin général ou dans un navire, on dispose de titres qui assurent de leur existence : on peut vendre et acheter en toute sécurité à distance. L’innovation est d’importance, car elle permet enfin d’acheminer directement la marchandise du producteur au consommateur. Elle dispense du détour coûteux qui était de règle depuis le début de l’économie marchande. On voit ainsi les marchés concrets d’Europe occidentale ou ceux qui se créent à leur image dans les zones productrices du Nouveau Monde se transformer en Bourses et en marchés abstraits.

Le stade ultime de la transformation est alors celui du marché à terme. Si la structure juridique est assez ferme pour éviter les surprises de la mauvaise foi, on peut se porter acquéreur ou vendeur de quantités qu’on ne possède pas, et jouer ainsi sur les variations attendues du prix. En principe, les marchés à terme doivent ainsi contribuer à égaliser les cours dans le temps, comme les réseaux de marchés abstraits les égalisent dans l’espace. En pratique, tout dépend de l’attitude des opérateurs. Si les collusions se produisent, il peut très bien y avoir amplification des mouvements et jeu spéculatif pur.