Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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marché (suite)

Marchés traditionnels et petites régions

Dans une bonne partie de l’Afrique traditionnelle, des marchés existaient, en Afrique de l’Ouest en particulier. Leur rôle était cependant souvent plus étroit que dans nos sociétés : une bonne part des transactions leur échappaient, les biens capitaux, la plupart du temps, étaient soumis à une redistribution au sein du système familial ou du système politique. Très souvent, le marché n’avait en outre qu’une fonction géographique : il permettait à une offre et à une demande de se rencontrer au sein d’une aire déterminée. L’ajustement des décisions de produire et de consommer ne résultait cependant pas de cette confrontation, dans la mesure où les rapports d’échange étaient coutumiers et ne variaient pas avec l’abondance ou la rareté.

Il existe des cas où les marchés tiennent, dans les sociétés traditionnelles, exactement la même place que dans nos sociétés commerciales. On en rencontre en Afrique, dans les civilisations intermédiaires du monde méditerranéen, de l’Orient, de l’Extrême-Orient, en Amérique hispanique. On en trouve aussi de très beaux exemples dans une partie de la Mélanésie, dans ces régions de « sauvagerie commerciale » que Pospisil a si bien analysées.

Dans toutes ces zones à marché traditionnel, comme dans l’Europe paysanne d’hier et d’avant-hier, le système des transactions se développe au sein du monde rural ou entre le monde rural et les petites cellules urbaines qui en assurent l’encadrement. Dans bien des cas, les lieux centraux que sont les marchés sont d’ailleurs à l’origine des villages ou des petites villes, mais la règle n’est pas générale. Là où les lieux de transaction sont nombreux, de telle façon que chaque paysan puisse fréquenter selon son gré trois ou quatre places, le réseau des échanges demeure très diffus et est incapable de créer une concentration de population. Il en va de même lorsque le marché instaure une trêve passagère entre des populations en état de tension ; c’est à cela que l’on attribue généralement l’absence de bourgs et de villes dans les campagnes berbères.

Les marchés concrets instaurent des solidarités économiques au sein des aires qu’ils organisent. Comme acheteurs et vendeurs peuvent se rendre successivement en plusieurs points, il existe une certaine cohérence entre les espaces voisins, mais le système est incapable de faire naître une transparence généralisée, puisque la valeur des informations transmises diminue dès que l’on dépasse les zones proches. La portée des biens et celle des déplacements humains sont trop faibles pour que des compensations puissent se faire entre zones éloignées : la famine peut régner à quelques centaines de kilomètres de régions où les récoltes pourrissent faute d’acheteurs.

Les espaces modelés par les marchés traditionnels sont donc de petite dimension. Ils se présentent comme une mosaïque d’aires qui se recouvrent partiellement, si bien que les unités territoriales ne sont jamais nettes. La signification sociale du marché est peut-être plus grande encore que sa signification économique : il arrive dans certaines régions de l’Afrique de l’Ouest que l’ensemble de la population active passe sur les marchés le tiers ou le quart de son temps ; on peut imaginer la puissance des liens qui se nouent alors.


Marchés itinérants et élargissement des espaces de relation

Pour dépasser le cercle étroit des zones que les acheteurs et les vendeurs peuvent atteindre quotidiennement, il faut qu’apparaisse un nouveau personnage, le marchand ambulant, qui se déplace avec sa marchandise et vient l’offrir de place en place. Il tire profit de la connaissance qu’il acquiert à la faveur de ses voyages pour apporter ce qui satisfait la demande la plus élastique, celle pour laquelle il pourra obtenir les profits les plus élevés. Le marché cesse d’être un instrument d’ajustement des décisions qui élimine les effets de puissance : le négociant dispose d’horizons spatiaux et temporels plus longs, ce qui lui permet d’imposer sa volonté à son gré.

Le commerce itinérant a été pratiqué aussi bien sur terre que sur mer ; c’est celui des navigateurs grecs, comme des premiers Européens à avoir pénétré dans les mers d’Orient. Par la suite, ce système s’est vu complété, ou doublé, par des organisations qui autorisent une maîtrise plus durable de la distance. Durant l’Antiquité, les négociants hellénistiques ou les chevaliers romains tissent déjà des réseaux permanents qui les renseignent sur l’état de l’offre et de la demande sur un large espace : ils peuvent organiser leurs achats et leurs ventes en conséquence, arbitrer entre les places et assurer la mise en place de flux réguliers. Avec la renaissance de l’activité commerciale, aux xiie et xiiie s., on voit reparaître des organisations à fonctions semblables. Certaines, comme la Hanse*, tirent profit des solidarités affirmées au sein des corporations urbaines pour s’assurer la collaboration de correspondants réguliers et pour dominer la distance grâce à l’échange des informations et des moyens de paiement par les lettres de change. Les commerçants italiens s’appuient également sur les solidarités urbaines, surtout à Venise. Les Génois et les Florentins comptent peut-être davantage sur les facteurs qui les représentent, et qui sont des membres de leur famille, des gens qu’ils estiment sûrs, si bien qu’ils peuvent acheter et vendre sans voir eux-mêmes la marchandise.


Marchés mercantilistes. Inégalité des relations

Avec la Renaissance et le développement du grand commerce intercontinental, les réseaux de relations à longue distance se multiplient. Les compagnies des Indes sont les premières à s’appuyer sur des solidarités de type moderne, celles qui se créent au sein d’entreprises, de bureaucraties économiques.

Ainsi, on assiste dans tous ces cas à un élargissement prodigieux des aires de marché : les instruments de l’échange demeurent bien souvent les mêmes, mais le négociant dispose d’un pouvoir qui lui assure une position dominante. Il peut faire varier à son gré l’offre et la demande de marché, c’est-à-dire devancer ou retarder les mouvements réels grâce à ses anticipations. Il arrive ainsi à jouer sur les cours, à les maintenir au plus bas lorsqu’il est acheteur et à les faire grimper lorsqu’il est vendeur. L’économie mercantiliste est une économie de profits élevés, une économie très différente de l’économie du juste prix qui se développait dans l’ambiance des marchés étroitement circonscrits des zones rurales médiévales. Le niveau des profits permet justement de mesurer l’avantage qu’assure la maîtrise de la transparence. Le marché apparaît alors comme un moyen d’organiser un vaste espace, d’y créer des flux et des solidarités économiques : il cesse d’être un mécanisme harmonieux d’ajustement des décisions, dans la mesure où il incorpore des éléments de monopole, ou d’oligopole, qui en font un instrument de domination.