Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Machiavel (suite)

Ses successives années de retraite (1514-1520) comptent parmi les plus fécondes de son activité créatrice. Tout en poursuivant, jusqu’en 1519, la composition des Discorsi, dont il lit des extraits au fur et à mesure dans le cercle humaniste florentin des « Orti Oricellari », où il est admis à partir de 1516, Machiavel écrit le Discorso o Dialogo intorno alla nostra lingua (1514 ou 1515-16), L’Asino d’oro (1516-17), la Novella di Belfagor arcidiavolo, l’Andria (traduite de Térence), La Mandragola (la Mandragore, 1520), la Clizia (imitée de la Casina de Plaute, 1520), Dell’arte della guerra (1519-20). D’autre part, ses efforts pour regagner la faveur des Médicis, qui avaient échoué auprès de Laurent II — petit-fils de Laurent le Magnifique et à qui avait inutilement été dédié le Prince —, aboutissent en partie à la mort de celui-ci : sur la requête de Léon X, Machiavel écrit en 1519 le Discorso sulle cose florentine dopo la morte di Lorenso o Discorso sopra il riformare lo stato di Firenze, et une mission commerciale à Lucques lui fournit le prétexte du Sommario delle cose della città di Lucca et de la Vita di Castruccio Castracani da Lucca. Puis il entreprend les Istorie fiorentine sur commande du cardinal Jules de Médicis, le futur pape Clément VII (1523-1534), auquel il remettra les huit premiers livres en 1525. Ce retour en grâce, scellé par la représentation de la Mandragore et de la Clizia (1520 et 1525), lui vaudra son dernier discrédit : en 1527, l’année du sac de Rome par les armées de Charles Quint*, ses concitoyens se soulèvent contre les Médicis, rétablissent la république et n’autorisent Machiavel à rentrer dans Florence que déchu de ses droits civiques. Celui-ci meurt un mois plus tard en laissant ses cinq enfants « dans le plus grand dénuement ».


L’analyse politique

Jusqu’au Prince inclus, la réflexion théorique de Machiavel, qu’elle emprunte ses objets à l’histoire ou à l’actualité, est subordonnée à l’action politique : en l’occurrence, à la nécessité urgente entre toutes de savoir comment réaliser l’unité nationale, qui seule pourrait encore sauver l’Italie de la domination étrangère. En ce sens, lorsque, à la fin du Prince, Machiavel exhorte la famille Médicis à prendre la tête de la résistance italienne contre le « barbaro dominio », loin de sacrifier au protocole de la dédicace princière, son appel atteste non seulement sa propre passion de citoyen, mais s’inscrit dans la logique d’une analyse étayée par quinze années d’expérience de la politique italienne et européenne. Le diagnostic des « maux » dont souffre l’Italie contemporaine, tel que l’établit Machiavel, est en effet directement lié aux conclusions que celui-ci a pu tirer de ses fréquentes missions diplomatiques en France et en Allemagne. Sa condamnation des conflits internes qui déchirent l’Italie et ne cessent d’opposer entre elles Venise, Milan, Naples et Florence est proportionnelle à son admiration pour la solidité de la monarchie française, pour la « religion » des villes allemandes et surtout pour le peuple suisse « on ne peut plus libre ni mieux armé ».

La grande originalité des analyses de Machiavel tient à ce que, tout en parant au plus pressé (la guerre), elles remettent radicalement en question les structures fondamentales de l’État. Les victoires et les défaites militaires y apparaissent moins comme la cause de la décadence ou de la prospérité des nations que comme leur conséquence, ou plutôt comme leur symptôme. Les armes ne décident de la guerre qu’en apparence : les champs de bataille sont le théâtre — le lieu de visibilité — de la vérité politique.

C’est ainsi que Machiavel fait remonter « les grandes épouvantes, les fuites précipitées et les prodigieux revers de 1494 » à la frivole oisiveté des cours italiennes de la seconde moitié du xve s. C’était faire à la fois le procès des princes et celui de l’institution courtisane telle que la célébrerait en particulier le très académique Cortegiano de Baldassare Castiglione (1478-1529) : « Nos princes italiens s’imaginaient, avant d’essuyer les coups des guerres ultramontaines, qu’il suffisait à un prince de savoir composer dans son cabinet une réponse ingénieuse, écrire une belle lettre, manifester de l’esprit et de la vivacité dans ses propos et dans son élocution, tramer un complot, s’orner d’or et de pierreries, dormir et manger avec plus de faste que quiconque, s’entourer de luxe, traiter ses sujets avec hauteur et cupidité, moisir dans l’oisiveté, conférer des grades militaires selon son bon plaisir, refuser de se voir indiquer le droit chemin et faire passer ses avis pour des oracles ; sans se douter, les malheureux, qu’ils se préparaient ainsi à devenir la proie de quiconque les attaquerait » (Arte della guerra, chap. vii). Et si Machiavel a mis toute sa passion et toute sa rigueur à composer un traité du Prince, ce n’est point qu’il entende servir ou justifier théoriquement l’idée monarchique, mais bien plutôt affronter le mal à sa racine.

De plus, on a souvent accusé Machiavel de duplicité pour ce que ses Discorsi, contemporains du Prince, sont écrits sous le signe de la république. Un examen attentif de l’articulation logique et chronologique de ces deux œuvres permet de lever cette apparente contradiction. Il est désormais acquis que les dix-huit premiers chapitres des Discorsi ont été écrits en 1513 avant le Prince (juill. - déc. 1513) et n’ont été incorporés qu’ultérieurement au commentaire de Tite-Live que Machiavel élabora de 1513 à 1519. En d’autres termes, les Discorsi ont d’abord été conçus comme un traité autonome sur la république, et leur interruption au dix-huitième chapitre est due aux conclusions de Machiavel sur l’impossibilité d’une restauration républicaine dans la conjoncture italienne au début du xvie s. D’où l’urgence et la nécessité — dont est né le Prince — d’affronter conjointement la théorie et la praxis du principat. Le matérialisme politique du Prince est directement issu du matérialisme historique des premiers Discorsi.