Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Luther (Martin) (suite)

Du Dieu juge, condamnant sans rémission ni pitié, Luther en est arrivé au Dieu père de Jésus-Christ, communiquant à ceux qui se repentent et qui croient la parfaite justice de Celui qui, de son baptême à la croix, a accompli toute justice. Plus n’est besoin d’escalader le ciel pour y conquérir un verdict de grâce arraché au bon plaisir de l’arbitraire absolu : Dieu est amour, offert en Jésus-Christ à tout homme, « il ne réclame rien pour lui-même, mais ne fait que donner et se donner », il n’est que de consacrer sa vie à répondre à cet amour. Il ne s’agit pas d’entreprendre et de poursuivre vers la sainteté une impossible ascension, mais de recevoir la bonne nouvelle de la justification des pécheurs, par grâce, par le moyen de la foi. « Alors nous pouvons louer, glorifier et aimer la justice de Dieu. La vie chrétienne est celle d’un homme qui se sait « toujours pécheur », car c’est bien tel qu’il apparaît au miroir même de l’amour offert, « toujours juste », lorsqu’il accepte, par la foi, le don de Dieu, et « toujours repentant », car c’est quotidiennement qu’il lui faut renoncer à lui-même et repartir sur la voie de la reconnaissance et de la vie donnée, à l’imitation du Christ. » Telle est la spiritualité nouvelle, celle d’un homme désormais libéré, qui ne trouve dans la connaissance de son péché que motif à s’attacher, par une foi agissante, au Christ, « en qui Dieu était à l’œuvre, réconciliant le monde avec lui-même ».

C’est le point de départ d’une activité incessante, joyeuse et intrépide : il n’y a dès lors en Luther pas plus de quiétisme que de désespoir, mais seulement la « certitude » (opposée à toutes les vaines « sécurités » passées) que la justice de Dieu l’entraîne à son service. Sola gratia, sola fide, telles sont les deux colonnes de la vie nouvelle, la vie d’un homme libéré pour servir. Un peu plus tard, il la décrira ainsi dans un admirable petit traité (De la liberté du chrétien) : « Le chrétien est un libre seigneur de toutes choses et n’est soumis à personne. Le chrétien est en toutes choses un serviteur et il est soumis à tout le monde. » Il n’obéit pas à Dieu pour être sauvé, mais parce qu’il l’est. À l’image de sa prière, toute sa vie est action de grâces et souci des autres. Les œuvres qui n’ont joué aucun rôle dans l’acquisition de la justice apparaissent maintenant comme les signes indispensables du don reçu.


Le prix de la grâce

C’est au sein de son Église, dans la fidélité à ses vœux et dans le cadre de la charge professorale qu’elle lui a confiée que Luther a vécu son drame et trouvé la paix ; c’est à ses pères et à ses frères qu’il se sait redevable de la bonne nouvelle qu’il a découverte ; il est convaincu qu’il va susciter leur joie unanime ; hélas ! il ne rencontre le plus souvent que surdité et incompréhension. Mais, en lui faisant la grâce de sa justice, le Christ ne l’a-t-il pas rendu porteur d’un message universel ? Si l’Église le rejette, ne vaut-il pas mieux être seul avec la vérité que de sauvegarder l’unité de celle-là, en abandonnant celle-ci ? C’est le jour où il se décide à admettre que la soumission fondamentale à l’Écriture et la foi au Christ peuvent le mettre en conflit radical avec l’Église — parce que le pape et les conciles sont faillibles — qu’il est entré dans l’attitude spirituelle caractéristique du protestantisme. Mais il s’écoule avant cela de longues années : alors qu’il n’a que trente-deux ans, il assiste avec stupeur à la campagne — autorisée par Rome, à la demande de l’archevêque de Mayence Albert de Brandebourg, qui s’est endetté auprès du banquier Jakob Fugger pour payer l’achat de son troisième archevêché — consistant à faire vendre, à travers toutes les Allemagnes, des indulgences en vue d’obtenir le ciel et dont le produit sert en grande partie à finir de payer la construction de la basilique Saint-Pierre. Un dominicain, Johannes Tetzel (v. 1465-1519), rassemble les foules au son d’une petite ritournelle :
Sitôt que dans le tronc l’argent résonne
Du purgatoire brûlant l’âme s’envole.

Scandalisé par ce qu’il tient pour un véritable empoisonnement spirituel des gens simples, Luther commence par alerter l’autorité ecclésiastique et les théologiens, mais il se heurte du haut en bas de l’institution à une véritable conspiration du silence : personne ne veut se risquer à intervenir à contre-courant des idées et pratiques reçues.

D’abord comme prédicateur, du haut de la chaire, il dénonce la trahison de l’Évangile que représente l’activité de Tetzel, puis, un an après, en 1517, les quatre-vingt-quinze thèses, rédigées par lui, sont répandues, en latin d’abord, puis traduites et imprimées, contre le gré de leur auteur. Les étudiants s’en font les colporteurs enthousiastes.

Luther, usant de son privilège de docteur en théologie, veut rappeler une doctrine traditionnelle de l’Église : les indulgences ne servent à rien, seul Dieu a le pouvoir de pardonner à ceux qui se repentent. Seule sauve la croix du Christ ; la pénitence ne saurait être l’affaire d’un moment, elle est le pain quotidien de la vie chrétienne formée par l’Évangile. Le retentissement est énorme : les Dominicains, chargés de l’Inquisition, le dénoncent à Rome, et la polémique s’engage. Sommé de se rétracter par le général intérimaire, puis par un chapitre de son ordre tenu à Heidelberg en 1518, il refuse et commence à gagner des adeptes.

À la suite d’une enquête menée par un théologien de la curie, le « maître des sacrés palais », Silvestro Mazzolini, ou Prierias (1456-1527), Luther, malgré plusieurs appels au pape, dont il ne peut toujours admettre qu’il ne reconnaisse pas la vérité de ce qu’il soutient, est sommé de se présenter à Rome dans les soixante jours. Il refuse, appuyé par son prince, Frédéric le Sage, Électeur de Saxe, et comparaît à Augsbourg (oct. 1518) devant le légat pontifical, le cardinal Tommaso de Vio, dit Cajetan (1468-1533), thomiste de renom : la discussion dure quatre jours, et Luther, durcissant sa position, y affirme clairement que l’infaillibilité de l’Écriture ne saurait être inférieure à celle du pape, au contraire. Il repart après avoir rédigé et fait diffuser un appel : Du pape mal informé au pape mieux informé. D’ores et déjà, il songe à en appeler du pape à un concile général.